jeudi 27 novembre 2008

Euardo Galeano : Les cartes de l'âme n'ont pas de frontières

Eduardo Galeano a fait ce discours le 3 juillet 2008 à Montevideo en Uruguay lorsqu'il a été nommé Premier Citoyen Eminent de la région par les pays du Mercosur.
Notre région est le royaume des paradoxes. Prenons par exemple, le cas du Brésil : paradoxalement, Aleijadinho, l'homme le plus laid du Brésil , créa les plus belles sculptures de l'ère coloniale américaine ; paradoxalement, Garrincha, abîmé depuis son enfance par la pauvreté et la polio, voué au malheur, fut le joueur qui a offert le plus de bonheur dans toute l'histoire du football ; et paradoxalement, Oscar Niemeyer, qui est âgé de 100 ans, est le plus énergique des architectes et le plus jeune des Brésiliens.
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Ou prenons le cas de la Bolivie : en 1978, cinq femmes ont renversé une dictature militaire. Paradoxalement, tous les Boliviens se sont moqués d'elles lorsqu'elles ont entamé leur grève de la faim. Paradoxalement, tous les Boliviens ont fini par les aider jusqu'à la chute de la dictature.
J'ai connu une de ces cinq femmes obstinées,
Domitila Barrios, dans la ville minière de Llaallagua. Lors d'un rassemblement de mineurs, elle s'est levée devant tous les hommes et a imposé le silence. « Je veux vous dire ceci», a-t-elle déclaré, « notre ennemi principal n'est pas l'impérialisme, ni la bourgeoisie ni la bureaucratie. Notre principal ennemi est la peur et nous la portons à l'intérieur de nous. »
Et des années plus tard, j'ai de nouveau rencontré Domitila, à Stockholm. Elle avait été expulsée de Bolivie et était partie en exil avec ses sept enfants. Domitila était très reconnaissante de la solidarité manifestée par les Suédois et elle les admirait pour leur liberté, mais leur solitude lui faisait de la peine, ils buvaient seuls, mangeaient seuls, parlaient à eux-même. Et elle leur donna un conseil :
« Ne soyez pas stupides », leur a t'elle dit, « unissez-vous. Nous en Bolivie, nous nous unissons. Même si c'est pour nous quereller, nous nous unissons. »
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Et comme elle avait raison. Car je dis : à quoi servent les dents si elles ne sont pas unies dans notre bouche ? A quoi servent les doigts s'ils ne sont pas unis pour former notre main ?
S'unir : et pas seulement pour défendre les prix de nos produits mais aussi et surtout, pour défendre la valeur de nos droits. Ils sont bien tous unis, en tous cas parfois, lorsqu'ils élaborent des arguments et des conflits, les quelques pays riches qui pratiquent surtout l'arrogance envers les autres. Leur richesse absorbe la pauvreté et leur arrogance absorbe la peur. Il y a quelques temps, l'Europe, par exemple, a adopté la loi qui transforme les immigrés en criminels. Paradoxe des paradoxes : l'Europe, qui a, pendant des siècles, envahi le monde, ferme ses portes à ceux qui veulent lui rendre visite. Et cette loi a été promulguée dans une stupéfiante impunité et elle se révélera tout à fait incompréhensible à ceux qui ne sont pas habitués à être engloutis et à vivre dans la peur.
Peur de vivre, peur de parler, peur d'être. Notre région forme une partie de l'Amérique Latine qui est organisée par la séparation de ses parties, par une haine mutuelle et une ignorance mutuelle. Mais c'est seulement en nous unissant que nous serons capables de découvrir ce que nous pouvons être, contre la tradition qui nous a formés dans la peur, la résignation et la solitude et qui, chaque jour, nous apprend à détester, à briser les miroirs et à copier au lieu de créer.
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Pendant toute la première partie du 19ème siècle, un Vénézuélien du nom de Simón Rodríguez, qui voyageait à dos de mulet, à travers toutes les routes de notre Amérique, défiait les nouveaux tenants du pouvoir : « Vous », leur criait Simón, « vous, qui imitez les Européens, pourquoi ne les copiez-vous pas dans le plus important, l'originalité ? »
Paradoxalement, personne ne l'entendait, personne n'entendait cet homme qui méritait tellement d'être entendu. Paradoxalement, on le traitait de fou car il avait le bon sens de croire que nous devrions penser avec notre tête, parce qu'il avait le bon sens de demander une éducation pour tous et une Amérique pour tous, parce qu'il disait que celui qui ne sait pas n'est déçu par personne et que tout le monde peut acheter celui qui n'a rien et parce qu'il avait le bon sens de douter de l'indépendance de nos pays nouvellement créés.
« Nous ne sommes pas nos propres maîtres, » disait-il, « nous sommes indépendants mais nous ne sommes pas libres ».
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Quinze ans après la mort du fou Rodriguez, le Paraguay était exterminé. Le seul vrai pays libre de l'Amérique hispanique fut paradoxalement assassiné au nom de la liberté. Le Paraguay ne se trouvait pas enfermé dans la prison de la dette extérieure car il ne devait un sou à personne et parce qu'il ne pratiquait pas la liberté frauduleuse du commerce qui nous infligeait et qui nous inflige une économie d'importations et une culture usurpatrice.
Paradoxalement, après cinq années d'une guerre féroce, au milieu de tellement de morts, l'origine a ressurgi. Selon la plus ancienne de leurs traditions, les Paraguayens sont nés de la langue qui les a nommé. Et parmi les ruines fumantes, cette langue sacrée a ressurgi, la première langue, la langue guarani. Et les Paraguayens parlent encore le guarani dans les moments de vérité, qui sont les moments d'amour et d'humour. En Guarani, ñeñé signifie parole et signifie aussi âme. Celui qui choisit la parole, trahit l'âme. Si je vous donne ma parole, je vous donne mon âme.
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Un siècle après la guerre paraguayenne, un Président du Chili a donné sa parole et a donné son âme.
Les avions crachèrent des bombes sur son palais gouvernemental et il fut mitraillé par des troupes à terre.
Il a déclaré : je ne partirai pas d'ici vivant.
C'est une phrase fréquemment utilisée dans l'histoire de l'Amérique Latine. Un certain nombre de présidents l'ont dite et ont vécu pour la dire. Mais cette balle n'a pas menti. La balle qui a atteint Salvador Allende ne mentait pas.
Paradoxalement, une des avenues principales de Santiago s'appelle toujours le 11 septembre. Et elle n'a pas été nommée en hommage aux victimes des Twin Towers de New York. Non, elle a été nommée en hommage aux bourreaux de la démocratie au Chili. Avec tout mon respect envers ce pays que j'aime, j'ose demander, en vertu du bon sens, s'il ne serait pas temps de changer le nom de cette avenue, s'il ne serait pas temps de l'appeler l'avenue Salvador Allende en hommage à la dignité de la démocratie et à la dignité de la parole-âme ?
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Et saisissant l'occasion, je me demande aussi : pourquoi se fait-il que Che Guevara, l'Argentin le plus célèbre de tous les temps, le Latino-Américain le plus universel, a cette manie de continuer à naître ? Paradoxalement, plus il est manipulé, plus il est trahi, plus il naît. Il est la personne au monde qui est née le plus souvent.
Et je me demande, est-ce que ce ne serait pas parce qu'il a dit ce qu'il pensait et qu'il a fait ce qu'il disait ? Ce pourrait-il que ce soit pour cette raison qu'il est demeuré si extraordinaire dans ce monde où les paroles et les actions se rencontrent très rarement et quand elles se rencontrent, elles ne se saluent pas car elles ne se reconnaissent pas ?
Les cartes de l'âme n'ont pas de frontières et je suis un patriote de beaucoup de pays. Mais je veux finir ce voyage au travers des terres de la région, en évoquant un homme qui est, comme moi, né tout près d'ici.
Paradoxalement, il est mort il y a un siècle et demi mais il demeure mon plus dangereux compatriote. Si dangereux que la dictature militaire d'Uruguay n'a pas réussi à trouver, à son sujet, une seule phrase qui ne soit pas subversive et elle a été obligée de décorer avec des dates et les noms des batailles, le mausolée élevé pour offenser sa mémoire.
À lui, qui a refusé d'accepter que notre grand pays éclate en morceaux ; lui, qui a refusé d'accepter que l'indépendance de l'Amérique soit une embuscade contre ses fils les plus pauvres, lui qui était le premier vrai citoyen éminent de la région, je dédie cette distinction que je reçois en son nom.
Et je finis avec des mots que j'ai écrits sur lui, il y a un certain temps :
1820, Paso del Boquerón. Vous vous enfoncez dans l'exil sans devenir fou. Je vous imagine, je vous vois : le Paraná serpentant avec la langueur d'un lézard et vous, votre poncho délabré battant au vent tandis que le cheval trotte entre les feuillages.
Vous n'avez pas dit adieu à votre terre. Elle n'y croirait pas. Ou peut-être ne saviez-vous pas que vous partiez pour toujours ? Le paysage se ternit. Vous êtes parti vaincu et votre terre demeure asphyxiée.
Lui rendront-ils son souffle, les enfants qui lui sont nés, les amants qui l'ont rejointe ? Ceux qui cultivent ce paysage, ceux qui y entrent seront-ils dignes d'une si profonde tristesse ?
Votre terre. Notre terre du Sud. Vous lui aurez tellement manqué, Don José. Chaque fois que les rapaces la blessent et l'humilient, chaque fois que les imbéciles la croient muette et stérile, elle a besoin de vous. Car vous, Don José Artigas, général des gens simples, êtes la plus belle parole qu'elle ait jamais prononcé.
Traduit par Isabelle Rousselot, Tlaxcala



Domitilia Barrios José Artigas

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