dimanche 23 novembre 2008

Sabra, Chatila et l’amnésie collective

par Gilad ATZMON

Waltz With Bashir est un nouveau film israélien à couper le souffle, un documentaire animé réalisé par Ari Folman

En 1982, Folman était soldat d’infanterie dans les Forces Israéliennes de Défense. Il avait alors dix-neuf ans. 24 ans plus tard, en 2006, il constate à sa grande surprise qu’il n’a aucun souvenir de cette guerre, ni des massacres de Sabra et Chatila. Le film est un voyage dans le passé oublié de Folman.

Ce documentaire est construit comme un enchaînement d’entretiens et de conversations en dessins animés, entre Folman et ses camarades de régiment, des psychologues et Ron Ben Yishai, un reporter télé israélien légendaire, qui fut parmi les premiers à révéler les massacres perpétrés à Sabra et à Chatila. La mise en scène vise à construire une narration personnelle et cohérente au passé, à partir des mémoires parcellaires des autres.

C’est un film éminemment sWaltz With Bashirensible et émouvant. Jusqu’à un certain point, il s’agit d’une tentative particulièrement courageuse de se confronter au passé dévastateur d’Israël, et en particulier aux massacres de Sabra et Chatila. Toutefois, nous sommes sommés de ne pas oublier que les massacres perpétrés dans ces deux camps de réfugiés palestiniens, bien que minutieusement préparés par l’armée israélienne, ont été effectués physiquement par les Phalanges chrétiennes libanaises.

Cela pourrait expliquer la raison pour laquelle les Israéliens sont tellement enthousiastes de ce film. D’un côté, ce n’est pas eux qui ont effectivement massacré. De l’autre, le fait qu’ils aiment ce film est censé faire d’eux des humanistes pur sucre. Ils seraient censés faire la clarté sur leur sombre passé…

Quand les informations au sujet des massacres éclatèrent dans les médias israéliens, le Premier ministre de l’époque, Menahem Begin, réorque à ses détracteurs : « Ce sont des Arabes qui tuent des Arabes, et des juifs qui se critiquent les uns les autres… » Tout semble indiquer que si les Israéliens peuvent aisément vivre avec un film dénonçant les massacres de Sabra et Chatila, c’est précisément parce qu’il s’était agi d’Arabes tuant des Arabes. Ainsi, il faut remarquer que le film Jénine, Jénine de Mohammad Bakri, qui raconte l’histoire du massacre de Jénine, un assaut meurtrier perpétré par la soldatesque israélienne, n’a pas du tout, mais alors, pas du tout été apprécié par les Israéliens. Manifestement, les Israéliens ne veulent rien entendre au sujet de leurs exactions meurtrières, dès lors qu’elles sont évoquées par un de leurs concitoyens arabes…

Dans Valse avec Bachir, Folman est à la recherche de son passé perdu. Il franchit une première étape grâce à un ami psychologue, qui arrive à lui faire réaliser une introspection très utile. La mémoire, explique ce psychologue, peut être très créatrice. Lorsque c’est nécessaire, elle invente, tout bonnement, un passé…

Voilà qui peut nous aider à comprendre les réflexions de Folman et de ses compagnons. Comme on peut s’y attendre, dans le film, le soldat de Tsahal est, plus ou moins, une victime. Il fait partie d’une énorme machine de guerre, il ne fait qu’obéir aux ordres. Le soldat, en tant qu’individu, est impuissant : il ne peut pas arrêter le massacre, il ne peut au mieux qu’en référer à ses supérieurs. Il n’a que deux possibilité : tirer, et pleurer, rétrospectivement, ou alors, comme dans le cas de Folman, il peut se réfugier dans l’amnésie ou le refoulement.

Intelligemment fait et beau, tout le film est en animation, ce qui nous permet de supposer que toute mémoire retrouvée, ou que toute narration verbale du passé doit être construite. Toutefois, la dernière scène du film est une prise de vue réelle. Elle nous emmène dans les camps de réfugiés palestiniens dévastés, au milieu de Palestiniens en larmes. Cela, afin de nous dire : « Mesdames et Messieurs, ce qui va suivre n’est pas un souvenir personnel ; cette prise de vue n’est pas une déconstruction en dessin animé. Non, c’est un massacre RÉEL, qui s’est déroulé sous notre nez ! »


J’ai fait, personnellement, mon service dans Tsahal, exactement à la même époque, et exactement dans la même guerre. Bien que loin d’avoir été un soldat d’infanterie, certaines des scènes du film m’ont semblé particulièrement familières. Tandis que je le regardais, je me suis surpris, à l’occasion, à chialer comme une Madeleine. Cette guerre a changé mon existence, tout autant qu’elle a bouleversé la vie de beaucoup de personnes – des Israéliens, des Palestiniens et des Libanais. Cette guerre fut le départ d’un périple personnel qui m’a conduit, en fin de compte, à partir d’Israël, avec la ferme intention de ne plus jamais y remettre les pieds. Je sais que je ne suis pas le seul Israélien à avoir réagi de cette manière. Toutefois, j’ai quitté Israël avec une détermination très claire à ne pas être impliqué dans ce conflit. Manifestement, j’ai échoué. Pour diverses raisons, qui sont loin derrière moi désormais, je suis aujourd’hui bien plus engagé dans les problématiques relatives au discours palestinien que je ne l’aurais jamais été, si j’étais resté en Israël.

Bien qu’on soit subjugué par la qualité et la transparence de ce film, il y a des mises au point d’ordre général qui doivent être faites. Il semble bien qu’en réalité, ce soient des Israéliens et d’ex-Israéliens qui produisent, aujourd’hui, la critique la plus éloquente et la plus acerbe d’Israël, du sionisme et de l’identité juive. Qu’il s’agisse de Shlomo Sand, d’Israel Shahak, d’Ari Folman, de Gideon Levi, d’Ilan Pappe, d’Oren Ben Dor, d’Eyal Sivan, d’Uri Avnery, d’Amira Hass, d’Avram Burg, de Daniel Barenboim, de moi-même et d’autres, tous, nous voyons dans la guerre israélienne notre propre conflit, et nous considérons qu’elle se situe dans la portée de notre propre responsabilité.
Nous divergeons, entre nous, sur bien des sujets, mais nous sommes unanimes sur une chose : ce désastre, en Palestine, c’est notre putain de bordel, à nous. Contrairement à la petite poignée de juifs occidentaux occasionnels qui sortent tels des diables de leur boîte, une fois par mois, à grand bruit, pour pousser collectivement leur cri de guerre : « Pas en notre nom ! », nous savons que, malheureusement, toutes ces horreurs sont bel et bien perpétrées en notre nom. Nous en ressentons, tous, une immense honte, nous nous sentons coupables, et nous insistons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter un changement. Je suppose que cela suffit à rendre notre voix pertinente et sans ambiguïté.

Le film rencontre un succès phénoménal, en Israël. Les Israéliens adorent chialer collectivement, et exprimer des regrets pour les Phalangistes (libanais) chrétiens, qui ont tué en leur nom. Apparemment, quand ils ressortent des cinés, ils se disent : « Il n’y a qu’ici, dans notre pays merveilleusement libre, que les citoyens soient prêts à affronter leur pays avec un tel courage ! »

Je suis allé voir sa première représentation à Londres, dans le cadre du London Jewish Film Festival. Ce festival est sponsorisé par le gouvernement israélien, parmi une interminable liste d’organisations sionistes de la droite la plus enragée. On pourrait à bon droit se demander pour quelle raison des institutions sionistes soutiennent ainsi une critique aussi sévère d’Israël. Je ne peux suggérer qu’une seule réponse possible : Israël aime se présenter en société ouverte, libérale, au sens de ‘progressiste’, anglo-saxon, de ce terme. Si tel est bien le cas, c’est là, véritablement, une décision extrêmement intelligente, extrêmement sinistre et calculée. Cela présente les Israéliens non seulement comme des humanistes, mais cela permet même de flanquer les institutions sionistes enragées au cœur même de la solidarité avec les Palestiniens.

De plus, aussi longtemps qu’Israël réussira à générer une forme ou une autre d’auto-désapprobation impitoyable, il ne restera pas grand-chose, comme espace de manœuvre critique, pour les authentiques ennemis d’Israël. Autant nous méprisons, à juste titre, Israël et les institutions sionistes, autant nous ferions bien d’en reconnaître la sophistication…

À la suite de la projection du film au London Jewish Film Festival, il y a eu un bref débat avec David Polonsky, le directeur artistique du film. Je lui ai posé cette question, toute simple :

« Si les Israéliens ont autant de difficulté à ses remémorer ce qui leur est arrivé voici tout juste vingt-six ans, comment se fait-il que tout Israélien se souvienne très exactement de ce qui s’est passé, en Europe, entre 1942 et 1944 ? »

De manière très étonnante, alors qu’il s’agissait d’une manifestation juive et que ma question était plutôt du genre provocateur, personne, dans la salle, n’a montré le moindre signe d’emportement. Je suppose que les juifs, dès lors qu’ils se retrouvent entre eux, finissent par se poser beaucoup de questions qu’ils éviteraient soigneusement d’aborder dans un débat plus ouvert. Toutefois, Polonsky n’a pas réellement pu m’apporter de réponse. C’est tout à fait compréhensible…

Le film lui-même, toutefois, peut offrir deux réponses possibles, fournies, toutes deux, par le psychiatre, ami de Folman. La mémoire est une construction, elle n’a que peu de rapport avec la réalité, dit-il. Apparemment, les institutions israéliennes et juives, ainsi que les individus israéliens et juifs, sont extrêmement imaginatifs et productifs, quand il s’agit de construire et d’élaborer une mémoire personnelle, et collective, de la souffrance juive. En revanche, dès lors que c’est par des juifs qu’elle est imposée, la souffrance est totalement refoulée, dans les cultures israélienne et juive contemporaines.

Plus loin, dans le cours du film, le même psychiatre suggère que l’amnésie de Folman puisse être le résultat de son implication dans l’Holocauste. Vous étiez impliqué dans le massacre, bien longtemps avant qu’il ne se produisît, à travers la mémoire que vos parents avaient conservée d’Auschwitz. Jusqu’à un certain point, cette suggestion apporte une solution à l’interrogation incessante de Folman : son refoulement avait commencé, bien avant les massacres de Sabra et Chatila…

Une fois de plus, nous vérifions que le Stress Juif Post-Traumatique est, en réalité, un désordre dû à un Stress Pré-Traumatique. La mentalité juive (et israélienne) est une préparation institutionnelle à une tragédie encore à venir.

Dans un article précédent sur le syndrome de stress pré-traumatique (SSPT), j’écrivais :

« En présence du SSPT, le stress résulte d’un événement fantasmatique, d’un épisode imaginaire situé dans le futur – bref, d'un événement qui ne s’est jamais produit. A la différence du SSpT [syndrome du stress post-traumatique], dans lequel le stress est la réaction directe à un événement ayant pu [ou non, parfois…] se produire dans le passé, dans l’état de SSPT, le stress est de toute évidence la manifestation d’un événement potentiel imaginaire. Dans le cas du SSPT, c'est une illusion qui préempte la réalité et le contexte dans lequel le fantasme de terreur est focalisé devient lui-même une réalité dangereuse. Poussé à l’extrême, y compris un projet de guerre totale contre le reste du monde est une réaction qu’on ne saurait totalement écarter. »

Si le psychiatre ami de Folman dit vrai, alors l’amnésie de Folman n’est rien d’autre qu’un syndrome de stress pré-traumatique. L’amnésie de Folman, sur les événements de la guerre, s’explique en tant que refoulement d’une mémoire antérieure, lointaine, de l’Holocauste. C’est là, de fait, l’ultime catharsis juive, la résurrection de la tragédie (à venir), à la lumière d’une tragédie passée. Le trauma est présent, de manière prématurée.

Si le psychiatre du film est dans le vrai, cela pourrait expliquer la raison pour laquelle la foule composée d’Israéliens et de juifs qui assistaient au London Jewish Film Festival ont aimé ce film. Le syndrome de stress pré-traumatique est l’essence de l’existence juive, dans laquelle l’être au monde se résout à la lumière du passage de tragédies passées à une tragédie future. La vie n’a de sens qu’aussi longtemps que nous sommes préparés, constamment et de manière effroyable, à quelque nouvelle catastrophe, à la lumière d’une ancienne catastrophe.
La question à laquelle devra répondre le pacifiste exalté est la suivante : quelle chance une identité tellement autodestructrice est-elle susceptible de laisser à la paix ? Autrement dit : comment pouvez-vous faire la paix avec un sujet qui est ainsi obsédé par sa destruction prochaine ?

Personnellement, je n’ai pas de réponse à cette question. La seule chose que je puisse faire, c’est rappeler cette vieille blague juive :

Ce qui suit est un télégramme juif :

« Peux commencer te ronger sangs. Stop. Détails suivront. Stop. »


Source : Sabra, Shatila and Collective Amnesia

Article original publié le 15/11/2008

Sur l’auteur

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Versión española



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