dimanche 7 décembre 2008

Quand on parle de 1945

par Ryszard KAPUSCINSKI. Traduit par Isabelle Rousselot, révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala

La guerre totale a un millier de fronts ; durant une telle guerre, tout le monde est au front, même ceux qui ne se trouvent pas au fond d'une tranchée et même ceux qui ne tirent pas un seul coup de feu.


Quand je me souviens de cette période, je réalise, non sans une certaine surprise, que je me rappelle mieux le début que la fin de la guerre. Son commencement est clairement inscrit dans un temps et un espace. Je peux facilement recréer son image car elle a conservé toutes ses couleurs, toute son intensité émotionnelle. La guerre commence un jour, au moment où je remarque soudain, dans le ciel azur d’un été finissant (et le ciel en septembre 1939 était d'un bleu magnifique, sans un seul nuage), quelque part tout en haut, douze points argentés scintillants. La voûte entière, brillante et imposante du ciel s'emplit d'un grondement sourd et monotone, que je n'avais jamais entendu auparavant. J'ai sept ans, je me trouve dans une prairie dans l'est de la Pologne et je regarde les points qui bougent à peine dans le ciel. Soudain, une détonation effrayante se produit tout près, à la lisière de la forêt. J'entends des bombes qui explosent. Ce n'est qu'après que j'apprends que ce sont des bombes, car, à ce moment, je ne sais pas ce qu'est une bombe ; cette notion m'est totalement étrangère, je suis un enfant des provinces les plus profondes de la Pologne, qui n'a jamais écouté une radio, qui n'est jamais allé au cinéma, qui ne sait ni lire ni écrire, qui n'a jamais entendu parler de guerres ni d'armes meurtrières. Je vois des fontaines géantes de terre arroser l'air. Je veux courir, voir ce spectacle extraordinaire qui me stupéfie et me fascine, car, n'ayant encore aucune expérience de la guerre, je suis incapable de rapprocher la cause des effets de cet enchaînement, ces avions argentés brillants, le grondement des bombes, les panaches de terre qui volent jusqu'à la cime des arbres, et le danger imminent de la mort. Je commence à courir en direction de la forêt et des bombes qui tombent et explosent, mais une main me rattrape et me jette au sol. « Reste immobile », j'entends la voix tremblante de ma mère. « Ne bouge pas ! » Et je me souviens de ma mère lorsqu'elle me presse contre elle, me disant quelque chose que je ne comprends pas sur le moment et que je lui demanderai plus tard. Elle dit « il y a la mort là-bas, mon enfant. »



Il fait nuit et j'ai envie de dormir mais je n'ai pas le droit de dormir ; nous devons courir, nous devons nous enfuir. Où ça ? Je ne le sais pas. Mais je comprends que la fuite est soudain devenue une nécessité absolue, une nouvelle forme de vie, car tout le monde fuit. Tous les grands axes, les routes, même les chemins de campagne sont remplis de chariots, de voitures et de vélos ; pleins de ballots, de valises, de sacs, de seaux ; pleins de gens terrifiés et errant sans défense. Certains font route vers l'est, d'autres vers l'ouest, d'autres encore au nord et au sud. Ils courent dans toutes les directions, tournent en rond, s'écroulent d'épuisement, s'endorment où ils peuvent, et puis, ayant repris leur souffle pour un instant, ils mobilisent les forces qui leur restent et reprennent leur course folle et interminable.

Je dois tenir la main de ma petite sœur. On ne doit pas se perdre, a averti ma mère. Mais je comprends, même sans qu'elle le dise, que le monde est soudain devenu dangereux, étranger et malfaisant, et qu'on doit être sur ses gardes. Je marche avec ma sœur à côté du chariot tiré par un cheval ; c'est une simple charrette en bois recouverte de foins et tout en haut, sur le foin et sur un drap de lin, est couché mon grand-père. Il est paralysé et ne peut pas bouger. Quand un raid aérien démarre, la foule affolée, qui jusque là, marchait d'un pas lourd et avec lenteur, plonge à l'abri dans les tranchées, se cache dans les buissons, se laisse tomber dans les champs de pommes de terre. Sur la route vide, désertée, seul le chariot demeure et sur lui, mon grand-père. Il voit les avions s'approcher de lui, il les voit descendre brusquement, il les voit prendre comme cible le chariot abandonné, il voit le feu craché par leurs mitrailleuses, il entend le vrombissement des machines au dessus de sa tête. Quand l'avion disparaît, nous revenons vers le chariot et ma mère essuie le visage en sueur de mon grand-père. Parfois, il y a des raids aériens plusieurs fois par jour. Après chacun d'eux, la sueur dégouline le long du visage harassé de mon grand-père.



Nous nous retrouvons dans un paysage incroyablement désolé. Il y a de la fumée le long de l'horizon lointain, nous passons devant des villages vides, des maisons isolées, brûlées. Nous passons devant des champs de bataille parsemés d’instruments de guerre abandonnés, des gares bombardées, des voitures renversées. Cela sent la poudre, le brûlé, la viande pourrie. Nous croisons des chevaux morts partout. Le cheval (un gros animal sans défense) ne sait pas comment se cacher. Pendant un bombardement, il reste sans bouger, attendant la mort. Il y a des chevaux morts sur les routes, dans les fossés, dans les champs un peu plus loin. Ils sont allongés, les pattes en l'air comme s'ils secouaient leurs sabots à la face du monde. Je ne vois nulle part de gens morts ; ils sont rapidement enterrés. Seuls les chevaux (des noirs, des bais, des pie, des alezans) restent allongés où ils se tenaient, comme si ce n'était pas une guerre humaine mais une guerre de chevaux ; comme si c'était eux-mêmes qui s'étaient livrés une bataille mortelle dont ils seraient les seules victimes.

Un hiver froid et dur arrive. Dans des circonstances difficiles, on ressent le froid plus vivement. La fraîcheur est plus pénétrante. L'hiver peut être juste une nouvelle saison, l'attente du printemps ; mais, à ce moment là, l'hiver est un désastre, une catastrophe. Ce premier hiver de la guerre est vraiment glacial. Dans notre appartement, les poêles sont froids et les murs sont couverts d'un épais givre blanc. Il n'y a rien à brûler ; il n'y a pas de combustible à acheter et c'est trop dangereux d'en voler ; Vous êtes mort si on vous attrape en train de marauder du charbon ou du bois. La vie humaine ne vaut pas grand-chose maintenant, pas plus qu'un morceau de charbon ou qu'un bout de bois. Nous n'avons rien à manger. Mère se tient sans bouger, pendant des heures, à la fenêtre, regardant dehors. Vous pouvez voir des gens fixer la rue dehors, au travers des nombreuses fenêtres, comme s'ils comptaient sur quelque chose, comme s'ils attendaient quelque chose. Je traîne dans les cours avec un groupe de garçons, sans jouer ni chercher clairement quelque chose à manger ; ce qui signifierait l'espoir puis la déception. Parfois, l'odeur de la soupe chaude s'échappe d'une porte. Quand cela se produit, un de mes amis, Waldek, colle son nez dans la fente et commence à inhaler l'odeur fiévreusement et à se frotter le ventre de plaisir, comme s'il était assis à une table richement dressée. Un moment plus tard, il redevient triste et apathique.

Un jour, nous entendons qu'ils vont distribuer des bonbons dans un magasin près de la place. Immédiatement, nous nous mettons en file (une file d'enfants frigorifiés et affamés). C'est déjà l'après-midi et il commence à faire nuit. Nous restons toute la soirée dans des températures glaciales, puis toute la nuit et toute la journée suivante. Nous sommes regroupés, nous serrant les uns contre les autres pour un petit peu de chaleur, pour ne pas geler. Enfin, le magasin ouvre, mais au lieu de bonbons, chacun de nous reçoit une boite en métal vide ayant contenu du jus de fruits. Faible, raidi par le froid et pourtant, à cet instant, heureux, je ramène mon butin à la maison. Il a de la valeur car un résidu de sucre reste encore sur les parois à l'intérieur de la boîte. Ma mère fait chauffer de l'eau, la met dans la boîte et nous avons une boisson chaude, légèrement sucrée : notre seule nourriture ce jour-là.

Puis, nous sommes à nouveau sur la route, voyageant vers l'ouest depuis notre ville, Pinsk, car notre mère a entendu que notre père vivait dans un village à côté de Varsovie. Il a été capturé au front, s'est échappé et nous pensons qu'il est maintenant instituteur dans une petite école de campagne. Quand ceux d'entre nous qui étions enfants pendant la guerre se souviennent de cette période et disent « mon père » ou « ma mère », nous oublions, à cause de la solennité de ces mots, que nos mères étaient de jeunes femmes et que nos pères étaient des jeunes hommes et qu'ils se désiraient vivement, qu'ils éprouvaient un manque terrible et qu'ils voulaient être ensemble. Et ainsi ma mère vendit tout dans la maison, loua un chariot et nous partîmes pour rechercher notre père. Nous le retrouvâmes par hasard. Parcourant le village appelé Sierakow, ma mère crie à un homme qui traverse la route : « Dziudek ! ». Depuis ce jour, nous vivons tous ensemble dans une minuscule chambre, sans eau ni électricité. Quand il fait nuit, nous allons nous coucher car il n'y a même pas de bougie. La faim nous a suivis jusqu'ici depuis Pinsk. Je cherche constamment quelque chose à manger, une croûte de pain, une carotte, n'importe quoi. Un jour, père, n'ayant pas d'autre recours, dit à sa classe : « Les enfants, ceux qui veulent venir à l'école demain, doivent apporter une pomme de terre. » Père ne savait pas comment faire du commerce, ne savait pas comment faire des affaires et ne recevait aucun salaire, alors il décida qu'il n'avait plus qu'une seule option : demander à ses élèves quelques pommes de terre. La moitié de la classe ne se présenta pas le jour suivant. Certains enfants amenèrent une demi-patate, d'autres, un quart. Une patate entière est un prodigieux trésor.



A côté de mon village se trouve une forêt, et dans cette forêt, près d'un village dénommé Palmira, il y a une clairière. Dans cette clairière, les SS procèdent à des exécutions. Au début, ils tirent la nuit et nous sommes réveillés par le son monotone et répétitif des fusillades. Puis, ils le font aussi de jour. Ils transportent les condamnés à mort dans des camions clos vert foncé, avec le peloton d'exécution fermant le convoi, dans un camion ouvert.

Les hommes du peloton d'exécution portent toujours de longs pardessus, comme si un long pardessus avec une ceinture à la taille était un accessoire indispensable au rituel meurtrier. Quand un de ces convois passe, nous, les enfants du village, les observons depuis notre cachette dans les buissons du bas-côté. Dans un instant, derrière le rideau d'arbres, quelque chose auquel il nous est interdit d'assister, va commencer. Je sens un frisson glacial courir du haut en bas de ma colonne, je tremble. Nous attendons le son des salves. Les voilà. Puis on entend les tirs individuels. Au bout d'un moment, le convoi repart à Varsovie. Les SS ferment à nouveau le convoi. Ils fument des cigarettes et discutent.



La nuit, les partisans viennent. Ils surgissent tout à coup, leurs visages appuyés contre la vitre. Je les regarde s'asseoir à la table, toujours animé par la même pensée : ils peuvent mourir ce soir, ils portent l'empreinte de la mort. Bien sûr, nous pouvons tous mourir mais, eux, ils embrassent l'éventualité, ils l'affrontent de face. Ils arrivent un soir pluvieux d'automne et parlent à ma mère en chuchotant (je n'ai pas vu mon père depuis maintenant un mois et je ne le reverrai plus jusqu'à la fin de la guerre ; il se cache). Nous nous habillons rapidement et nous partons : un regroupement est en train de se produire à proximité et des villages entiers sont déportés dans les camps. Nous fuyons vers Varsovie, dans une cachette qu'on nous a désignée. Je découvre une grande ville pour la première fois : des tramways, des bâtiments à plusieurs étages, des grands magasins. Puis nous sommes à nouveau à la campagne, puis dans un autre village, cette fois sur la rive la plus extrême de la Vistule. Je ne me souviens pas pourquoi nous sommes allés là-bas. Je me rappelle juste que je marche, à nouveau, à côté d'un chariot tiré par un cheval et que j'entends le sable de la route tiède de campagne crisser à travers les rayons des roues en bois.

Pendant toute la durée de la guerre, je rêve de chaussures. D'avoir des chaussures. Mais comment ? Que doit-on faire pour en obtenir une paire ? L'été, je marche pieds nus et la peau de mes plantes de pieds est aussi dure que le cuir. Au début de la guerre, père m'a fabriqué une paire de chaussures avec du feutre, mais il n'est pas cordonnier et les chaussures ont l'air bizarre ; en plus, j'ai grandi et les chaussures sont déjà trop serrées. Je fantasme sur une paire de solides chaussures cloutées qui font un bruit très particulier lorsqu'elles frappent le pavé. La mode était alors aux bottes montantes. Je pouvais en regarder des heures une belle paire. J'aimais la brillance du cuir, j'adorais écouter le son du craquement qu'elles faisaient. Mais mon rêve de chaussures n'était pas que sur la beauté et le confort. De bonnes et solides chaussures étaient un symbole de prestige et de pouvoir, un symbole d'autorité ; une chaussure de mauvaise qualité était un signe d'humiliation, la marque d'un homme qui a été privé de toute dignité et condamné à une existence barbare. Mais, ces années-là, toutes les chaussures avec lesquelles je rêvais de marcher, passaient devant moi dans la rue, avec indifférence. Je restais dans mes galoches en bois sommaires avec le dessus en toile noire, sur laquelle j'appliquais parfois une pommade grossière dans une tentative malchanceuse de lui donner un peu d'éclat.

Plus tard pendant la guerre, je suis devenu enfant de chœur. Mon prêtre est l'aumônier d'un hôpital de campagne de l'Armée polonaise. Des rangées de tentes de camouflage se tiennent cachées dans la forêt de pins, sur la rive gauche de la Vistule. Durant le soulèvement de Varsovie, avant que l'armée russe ne marche sur la ville en janvier 1945, une agitation épuisante règne ici. Des ambulances arrivent à toute vitesse du front qui gronde et fume tout près d'ici. Ils amènent les blessés, qui sont souvent inconscients et disposés avec précipitation et en désordre, les uns sur les autres, comme autant de sacs de grains (seulement ces sacs-là dégoulinent de sang). Les secouristes, eux-mêmes, à moitié morts de fatigue, sortent les blessés des ambulances, les posent sur l'herbe et les aspergent violemment avec de l'eau froide. Ceux qui donnent des signes de vie sont emmenés dans la tente des opérations (devant cette tente, il y a toujours une pile fraîche de bras et de jambes amputés). Ceux qui ne bougent plus sont portés dans une grande tombe à l'arrière de l'hôpital. Là, au-dessus de la tombe béante, je reste des heures à côté du prêtre, tenant son bréviaire et la coupe d'eau bénite. Je répète après lui, la prière des morts. « Amen », disons-nous à chaque défunt, « Amen », des douzaines de fois par jour, mais rapidement car là-bas, au delà des bois, les rouages de la mort continuent de tourner. Et puis, un jour, tout est soudain calme et vide (les ambulances n'arrivent plus, les tentes disparaissent). L'hôpital a été déplacé à l'est. Dans la forêt, seules les croix demeurent.

Et plus tard ? Les passages ci-dessus sont issus de quelques pages d'un livre sur mes années de guerre que j'ai commencé à écrire puis que j'ai abandonné. Je me demande maintenant quelles auraient été les pages finales, sa conclusion, son épilogue. Qu'est-ce qui aurait été écrit sur la fin de la seconde guerre mondiale ? Rien, je pense. Je veux dire, rien de concluant. Car de façon fondamentale, la guerre pour moi ne s'est pas terminée en 1945, ni même quelques temps après. De plusieurs façons, quelque chose dure encore en moi aujourd'hui. Pour ceux qui l'ont vécue, la guerre n'est jamais finie, jamais dans un sens absolu. C'est un poncif de dire qu'un individu ne meurt que quand la dernière personne qui l'a connu et se souvient de lui, meurt ; qu'un être humain finalement cesse d'exister quand tous les porteurs de sa mémoire quittent ce monde. Quelque chose de similaire survient avec la guerre. Ceux qui l'ont vécue ne s'en libéreront jamais. Elle reste avec eux comme une bosse de l'âme, une tumeur douloureuse que même le meilleur des chirurgiens ne parviendra pas à enlever. Écoutez les gens qui ont vécu une guerre, quand ils sont assis autour d'une table, au cours d'une soirée. Peu importe le premier sujet de conversation. Il peut y avoir des milliers de sujets. Mais à la fin, il n'y en aura plus qu'un : les souvenirs de guerre. Ces gens, même après des années de paix, vont superposer les images de guerre à chaque nouvelle réalité, une réalité avec laquelle ils sont incapables de s'identifier complètement car elle parle du présent et ils sont possédés par le passé, par le constant retour à ce qu'ils ont vécu et à comment ils ont réussi à survivre. Leurs pensées sont une rétrospective répétée de façon obsessionnelle.

Mais qu'est ce que cela signifie de penser avec des images de guerre ? Cela signifie voir tout ce qui existe en tension maximum, avec des relents de cruauté et d'effroi. Car la réalité des temps de guerre est un monde réduit au manichéisme et à l'extrême qui élimine toutes les couleurs intermédiaires, toutes les choses douces et chaudes et qui limite tout à une combinaison agressive, au noir et blanc, à la bataille la plus primitive entre deux pouvoirs : le bien et le mal. Personne d'autres sur le champ de bataille ! Seulement les bons (autrement dit, nous) et les méchants (c'est à dire tout ce qui se trouve sur nos routes, qui s'oppose à nous, et que nous poussons en bloc dans la sinistre catégorie de nos ennemis). L'image de la guerre est imprégnée par l'atmosphère de force, une force physique pure, broyant, fumant, explosant en permanence, toujours en attaque, une force exprimée brutalement dans chaque geste, à chaque coup de botte contre la chaussée, à chaque crosse de fusil contre un crâne. La force, dans cet univers, est le seul critère selon lequel chaque chose est mesurée– seuls les forts comptent, leurs cris, leurs poings. Chaque conflit est résolu, non pas avec des compromis, mais en détruisant son opposant. Et tout ceci se joue dans un climat d'exaltation, de fureur et de délire, dans lequel nous nous sentons toujours abasourdis, crispés et menacés. Nous bougeons dans un monde rempli de regards haineux, de mâchoires serrées, plein de gestes et de voix qui terrifient.



Pendant longtemps, j'ai cru que c'était cela le monde, que c’était ce à quoi la vie ressemble. C'était compréhensible : les années de guerre correspondaient à mon enfance, et puis aux débuts de la maturité, de la pensée rationnelle, de la conscience. C'est pourquoi, pour moi, c'était la guerre, et non la paix, qui était l'état naturel. Et ainsi, quand les fusils se sont soudain tus, quand le grondement des explosions des bombes ne s'est plus fait entendre, quand il y eut soudain le silence, je fus étonné. Je ne pouvais pas comprendre ce que signifiait le silence, ce que c'était. Je pense qu'un adulte confronté au calme pourrait dire : « L'enfer est terminé. Enfin, la paix va revenir. » Mais je ne me souvenais plus ce qu'était la paix. J'étais trop jeune pour m'en souvenir ; quand la guerre se termina, l'enfer était tout ce que je connaissais.

Les mois ont passé et la guerre nous rappelait en permanence sa présence. Je continuais à vivre dans une ville réduite en gravats, je montais sur des montagnes de décombres, je parcourais un labyrinthe de ruines. L'école où j'allais n'avait pas de sols, de fenêtres ni de portes – tout était parti en fumée. Nous n'avions ni livres ni cahiers. Je n'avais toujours pas de chaussures. La guerre comme un souci, comme un besoin, comme un fardeau était toujours en moi. Je n'avais toujours pas de maison. Le retour à la maison depuis le front est le symbole manifeste de la fin de la guerre. Tutti a casa ! Mais je ne pouvais pas rentrer à la maison. Ma maison se trouvait maintenant de l'autre côté de la frontière, dans un autre pays dénommé l'Union Soviétique. Un jour, après l'école, je jouais au football avec des amis dans le parc local. L'un d'eux plongea dans un buisson à la poursuite de la balle. Il y eut une violente détonation et nous fûmes jetés sur le sol : mon ami fut tué par une mine. Ainsi la guerre était toujours là, en embuscade ; elle ne voulait pas capituler. Elle boitillait dans les rues, à l'aide de béquilles en bois, agitant ses manches vides dans le vent. La nuit, elle torturait ceux qui lui avaient survécu, se rappelait à eux dans leurs cauchemars.

Mais par-dessus tout, la guerre vivait en nous car, pendant cinq ans, elle avait formé nos jeunes caractères, nos psychés, nos perspectives. Elle essayait de les déformer et de les détruire en donnant les pires exemples, en appelant les comportements les plus déshonorants, en libérant des émotions méprisables. « La guerre », a écrit Boleslaw Micinski, durant ces années, « ne déforme pas seulement l'âme de l'envahisseur mais empoisonne aussi, par la haine et ainsi les déformations, les âmes de ceux qui essayent de s'opposer à l'envahisseur. » Et c'est pourquoi, ajoutait-il, « je déteste le totalitarisme car il m'a appris à haïr. » Oui, abandonner la guerre signifiait se purifier de l'intérieur, et avant tout, se purifier de la haine. Mais combien ont fait un effort durable en ce sens ? Et parmi ceux-ci, combien ont réussi ? C'était certainement un processus épuisant et long, un objectif qui ne pourrait pas être accompli rapidement, car les blessures psychiques et morales étaient profondes.

Quand on parle de la guerre de 1945, je suis énervé par la phrase, « la joie de la victoire ». Quelle joie ? Tant de gens ont péri. Des millions de corps ont été enterrés. Des milliers ont perdu des bras et des jambes. Ont perdu la vue et l'ouïe. Ont perdu la raison. Oui, nous avons survécu, mais à quel prix ! La guerre est la preuve que l'homme en tant qu'être pensant et sensible, a échoué, s'est trahi lui-même, et a souffert de sa défaite.



Quand on parle de la guerre de 1945, je me souviens que l'été de cette année-là, ma tante, qui miraculeusement avait survécu au soulèvement de Varsovie, amena son fils, Andrzej, pour nous rendre visite à la campagne. Il était né durant le soulèvement. Aujourd'hui, c'est un homme d'âge mûr et quand je le regarde, je me dis que tout cela paraît si vieux ! Depuis lors, des générations sont nées en Europe qui ne savent pas ce qu'est la guerre. Et cependant, ceux qui l'ont vécue, doivent témoigner. Témoigner au nom de ceux qui sont tombés à côté d'eux, et souvent au dessus d'eux ; témoigner des camps, de l'extermination des Juifs, de la destruction de Varsovie et de Wroclaw. Est-ce facile ? Non. Nous qui avons vécu la guerre, savons comme il est difficile de transmettre la vérité à ceux pour qui cette expérience est heureusement, inconnue. Nous savons comme les mots nous manquent, comme nous nous sentons impuissants, comme l'expérience ne peut finalement, pas être partagée.

Et cependant, malgré ces difficultés et ces limites, nous devons parler. Parce que parler de tout cela ne nous divise pas, mais nous unit, nous permet d'établir des fils de compréhension et de communauté. Les morts nous conseillent. Ils nous ont légué quelque chose d'important et maintenant, nous devons agir en conséquence. Dans la mesure de nos capacités, nous devons combattre tout ce qui peut à nouveau causer la guerre, le crime, la catastrophe. Car, nous qui avons vécu la guerre, savons comment elle commence, d'où elle vient. Nous savons qu'elle ne commence pas seulement avec les bombes et les fusées mais avec le fanatisme et la fierté, la bêtise et le mépris, l'ignorance et la haine. Elle se nourrit de tout cela, se développe à partir et grâce à cela. C'est pourquoi, de la même manière que certains combattent la pollution de l'air, nous devons combattre la pollution des affaires humaines par l'ignorance et la haine.



Source : When There is Talk of 1945
Article original publié dans Granta n° 88, Hiver 2004

Ryszard KAPUSCINSKI
Portrait par
Mariusz Kaldowski, acrylique sur toile, 110 X 130 cm.

Ryszard Kapuscinski (né le 4 mars 1932 à Pinsk, dans l'actuelle Biélorussie - mort le 23 janvier 2007 à Varsovie) était un historien et journaliste prolifique. Son premier livre, The Polish Bush, est paru en 1962 et connut un succès immédiat. « Le Négus » est la première de ses oeuvres à être traduite en anglais et français et a été adapté en pièce de théâtre produite par Jonathan Miller. « Le Négus » relate la chute de Hailé Sélassié, empereur d'Éthiopie. Parmi ses autres livres traduits en français : « Le Shah » qui raconte la chute du Shah d'Iran, destitué en 1980, « Il n'y aura pas de paradis » sur la guerre entre le Honduras et le Salvador, « Imperium » sur le communisme en Europe, « Ébène », qui traite de la politique en Afrique noire. Son dernier ouvrage, « Mes voyages avec Hérodote » paraît en 2004. « Autoportrait d'un reporter » est publié en 2008 à titre posthume.

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