vendredi 21 août 2009

Civilisation et modernité : le mouvement indigène en Amérique Latine

par Mónica BRUCKMANN

La crise mondiale contemporaine se manifeste non seulement dans sa dimension économique et principalement financière, mais représente aussi une profonde crise de civilisation du capitalisme mondial comme mode d'organisation de la société et de production de la connaissance, en même temps qu'elle interroge fortement le système de pouvoir sur la planète. Nous assistons à la décadence d'un système hégémonique unipolaire qui a de plus en plus besoin de l'intervention militaire brutale pour valider sa condition de domination, transformant la civilisation occidentale en une usine à barbarie, en une fabrique de politiques irrespectueuses des principes fondamentaux de coexistence de l'humanité.

La vision eurocentrique
À la base de ce système de domination se trouve la perspective eurocentrique comme fondement idéologique et comme forme de production et de contrôle de la subjectivité des sociétés. La production et la reproduction de la vie matérielle des peuples et l'élaboration de ses imaginaires sont dominées par l'idée que la civilisation occidentale est le seul modèle de civilisation de la planète, et que toutes les autres civilisations -qu'importent leur niveau d'élaboration et de complexité, leur degré de développement ou leurs apports à l'humanité- sont à considérer à peine comme des cultures retardées par rapport au modèle imposé. L'arrogance de cette vision eurocentrique non seulement a justifié de violentes formes de colonisation et de colonialisme, mais elle s'est aussi transformée en une barrière cognitive qui a empêché l'Occident de connaître et de comprendre la complexité du monde et les plus anciennes et importantes civilisations de la planète. Ont été dédaignées de la sorte des connaissances millénaires, des formes d'organisation de la vie et de la société non-occidentale, des manières plus humaines de relation avec la nature et la vie, des sensibilités esthétiques hautement élaborées, de la production artistique et culturelle de grande importance, des apports philosophiques et y compris une dense pensée sociale produite hors des pays centraux d'Occident.
L'eurocentrisme a imposé une façon de faire de la science et un chemin unique de production de connaissance qui a réduit à la condition d'ascientifique, parascientifique ou folklorique toute cette connaissance produite en-dehors de ces canons. Dans cette perspective, le temps n'existe pas, parce que la connaissance est universelle et valable pour tout temps historique et pour toute réalité sociale de la planète. Cette incapacité de comprendre que la théorie, la science et la connaissance sont des produits historiques a représenté une des limitations principales de la science positiviste. Cette science, toujours plus préoccupée par sa cohérence interne que par la réalité sociale, s'est enfermée sur elle-même pour produire ses propres prémisses et octroyer à ses aspirations la condition de conclusions scientifiques. Elle a perdu, de cette manière, la capacité de comprendre la complexité du monde contemporain et de toute tentative de prévision de cadres futurs. L'humanité est sur la voie d'une rupture profonde avec ces paradigmes de science et avec cette vision du monde et de l'humanité.
Modernité contre retard ?
L'idée de modernité, comme mode d'existence sociale et modèle de développement, apparaît en Amérique Latine dans le centre même du système colonial et comme partie intégrante de cette structure de domination et de pouvoir. Il s'agit d'un moment dans l'histoire, comme le soutient le sociologue péruvien Aníbal Quijano à l'analyse de l'apparition de la notion de modernité, où les différents temps et histoires se forment dans des associations complexes, contradictoires et discontinues entre des structures fragmentaires et mutantes de relations de sens et de significations, parties d'un même et unique monde nouveau en pleine constitution. [1] L'idée de modernité apparaît alors à la base de la structure du pouvoir colonial, et se transforme en un mécanisme justificateur qui impose la civilisation occidentale comme l'unique voie d'atteindre le soi-disant « progrès ». Tout ce qui était en-dehors de cette vision et de cette forme d'organisation sociale était considéré comme pré-moderne ou retardé.
Cette notion de modernité, insérée organiquement dans la structure du pouvoir colonial, a eu une capacité énorme de destruction et de désarticulation des sociétés originaires d'Amérique Latine. Au nom de la modernité ont été détruites des structures entières de connaissance et de sagesse millénaire, ainsi que des modes avancés de production agricole et des formes d'organisation sociale communautaires. On a mis en pratique une action systématique de destruction de la mémoire collective des peuples et civilisations américaines, de leur imaginaire historique et de leur perception propre du passé et du futur. Cette capacité destructive énorme a aussi signifié l'extermination même des populations originaires qui, à l'arrivée des colonisateurs européens, s'estimaient à plus de cent millions d'habitants et qui, en quelques décennies, ont été réduites quasi de moitié.
Si l'Amérique latine a été le lieu depuis lequel se sont produites l'accumulation de capital et les bases matérielles pour la construction de l'Europe Occidentale en tant que centre hégémonique mondial à partir du XVIe siècle, elle est maintenant la région où sont en train de se développer les nouveaux éléments pour la construction d'une civilisation planétaire, plus équilibrée et inclusive, capable de rompre radicalement avec l'héritage colonial et la vision eurocentrique. Apparaissent, dans le continent latino-américain, des expériences riches et diverses de transformation sociale qui sont en train d'y changer la scène politique, économique et culturelle.
Ce processus de transformation nous pose de grands défis. Il se fait nécessaire de réélaborer notre histoire hors de la vision coloniale et créer des matrices théoriques et méthodologiques de production de connaissance capables de rendre compte de la complexité et de la densité de la réalité sociale. Mais surtout, il se fait nécessaire de faire appel à notre héritage de civilisation, à la connaissance millénaire et ancestrale, aux savoirs et façons de voir et sentir le monde pour reconstruire notre mémoire collective déformée ou détruite par la colonialité*, et construire nos identités et nos projets de futur et de société.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire