vendredi 4 septembre 2009

Adieu à une grand-mère irakienne

Bibi s'en est allée, loin de Bagdad
par سجى SAJA , 4/9/2009. Traduit par Isabelle Rousselot,
Tlaxcala
Español: Muerte de una abuela iraquí
مرگ یک مادر بزرگ عراقی فارسی
En me réveillant hier matin, j'ai découvert un message électronique de mon père, qui est en voyage d'affaires en Europe en ce moment, m'informant que ma grand-mère avait eu une attaque dimanche et était décédée.

Au contraire de mes cousins qui ont grandi à ses côtés, je n'ai jamais connu ma grand-mère. Elle a toujours vécu en Irak et j'ai toujours vécu en dehors d'Irak à l'exception de ma première année de vie; elle s'est alors occupée de moi quand ma mère travaillait. Mais après cette année, Bibi (qui signifie « grand-mère » en arabe irakien) et moi avons toujours été séparées à cause des guerres en Irak et des occupations, à part quelques brèves visites dans des pays qui ont été assez généreux pour accorder des visas à des citoyens d'un pays considéré internationalement comme un État criminel.

La mort d'un être aimé ne devrait jamais être décrite dans des termes politiques. Tout comme le chagrin de quelqu'un ne devrait pas être diffusé au delà de son propre cœur. Mais la mort d'un Irakien porte habituellement tellement plus de bagages politiques qu'une personne qui serait originaire de Suisse ou d'un pays qui ne connaît pas la guerre. Le deuil de ma famille pour notre grand-mère n'est qu'une fraction du grand soupir que relâche l'Irak chaque jour sous le lourd talon de l'impérialisme.

Quand le Pentagone a déclaré lors de son introduction à la guerre en Irak qu'il n'y aurait plus un endroit en sécurité à Bagdad, j'ai envoyé un message électronique avec une photographie de Bibi entourée de mes cousins, à toutes les personnes que je connaissais, pour leur montrer que les prévisions de Rumsfeld ne pouvaient pas être menaçantes.

J'ai appelé Bibi la nuit du 19 mars 2003 après avoir écouté le discours de Bush annonçant le début de l'invasion de l'Irak. Je lui ai demandé de rester éloignée des abris anti- bombes car une douzaine d'années plus tôt, les USA avaient bombardé l’abri d' Al Amriyah. Sa seule réponse fut « prie pour nous ».

J'ai vu Bibi quand j'avais 14 ans. J'eus la chance de la voir à nouveau en avril dernier pendant quelques jours au Moyen-Orient. Elle était en route entre l'Irak et l'Afrique du Nord où son âme a quitté cette terre. À la frontière entre l'Irak et la Jordanie, les policiers jordaniens exigèrent qu'elle sorte de la voiture et soit fouillée au corps, ce qui fut pour elle, une épreuve physique. Je me demande bien quelle menace pour la sécurité d'un pays peut représenter une vieille femme irakienne de 90 ans. J'ai vu des grand-mères palestiniennes recevoir le même genre de traitement irrespectueux à la frontière sioniste- jordanienne, l'été 2005.

Lorsque je l'ai vue il y a quelques mois, je voulais interviewer Bibi pendant des heures et des heures. En parfaite possession de ses esprits malgré son âge et des souvenirs bien vivants depuis que les premiers colons britanniques avaient foulé le sol irakien, elle était un trésor de connaissance sur l'histoire de l'Irak du 20ème siècle. Mais sa mauvaise santé, due en partie à l'uranium appauvri et aux autres armes que les USA ont utilisé sur l'Irak, j'en suis persuadée, nécessitait qu'elle passe beaucoup de temps à recevoir des soins.

Les grand-mères irakiennes passent les dernières années de leurs vies à se battre pour réclamer les bases d'une vie digne. Une femme qui a élevé 9 enfants et des douzaines de petits-enfants mérite d'être entourée par ses proches sur son lit de mort. Mais les enfants et les petits-enfants de Bibi sont tous éparpillés dans une diaspora entre quatre continents. Elle sera enterrée sur le sol africain, où mon père et toute la famille auront sûrement le plus grand mal du monde à se rendre. Sa tombe, bien sûr, sera encore moins accessible que si elle avait été enterrée à côté de mon grand-père à Bagdad comme elle le souhaitait. Elle ne méritait pas de passer les derniers jours de sa vie sous les sanctions et l'occupation étrangère. Je parie que jamais au cours de sa longue vie, elle n'aurait pu prédire qu'elle serait déracinée de la seule ville dans laquelle elle a toujours vécu.

La dernière fois que j'ai entendu la voix de Bibi a été le 8 août, jour de mon mariage. Elle a appelé pour nous féliciter alors que je sortais d'un salon de beauté. J'ai alors compris ce que signifiait avoir des « sentiments mitigés » : sentiment heureux d'entendre sa grand-mère le jour de son mariage tout en maudissant la distance et le déplacement créés par l'agitation de votre pays d'origine. J'ai retenu mes larmes pour éviter de ruiner le maquillage de mariée qu'on venait de me faire.

Nous sommes cependant plus chanceux que beaucoup d'Irakiens. Seul Dieu connaît le nombre de grand-mères irakiennes (et palestiniennes et libanaises et afghanes) qui ont été déchiquetées par les bombardements US et sionistes. Devant les portes des hôpitaux d’Amman où Bibi était soignée, se trouvaient des grand-mères irakiennes, filles du plus riche pays pétrolier du monde, qui vendaient des cigarettes et des chewing-gums sur le trottoir, proches de tomber dans la mendicité.

J'espère un jour voir la maison de Bibi à Bagdad où elle a élevé deux générations d'Irakiens. Jusqu'à ce jour, la meilleure façon de lui rendre hommage est de continuer à s'opposer à l'occupation injuste qui a détruit sa famille.

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