vendredi 31 décembre 2010

De Sidi Ifni à Sidi Bouzid : la révolte logique des Bac + contre la dictature des Bac –

par FG, 31/12/2010

Démocratie
Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !

Arthur Rimbaud, Illuminations



17 décembre : Mohamed Bouazizi, 26 ans, s’immole par le feu. 22 décembre : Hocine Neji, 24 ans, s’électrocute sur un poteau électrique. 26 décembre : Lotfi Kadiri, 34 ans, se jette au fond d’un puits.
Ces trois actes de désespoir de jeunes diplômés chômeurs et précaires ont alimenté la révolte qui secoue la Tunisie depuis le 18 décembre 2010. Une révolte qui a pris d’emblée une tournure politique au vrai sens du terme, loin du Karakouz* de la politicaillerie. Les manifestants qui ont déferlé dans les rues de dizaines de villes et de villages s’en prennent tous à la corruption du régime et au manque de perspectives. Le "contrat social" établi par le régime du général Ben Ali - la dictature en échange de la prospérité économique - ne marche plus : l’époque des vaches grasses a pris fin et le général est nu. Il y a plusieurs raisons à cela :
  • dans la concurrence mondiale entre les pays à bas coûts de main d’œuvre et à haute productivité, la Tunisie est détrônée par la Turquie, la Pologne et la Roumanie – pour ce qui est de la productivité – et par la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Bangla desh – pour ce qui est des coûts de main d’œuvre.
  • les emplois proposés privilégient la main d’œuvre non qualifiée, laissant de côté les diplômés chômeurs.
  • ’économie de prédation et le système mafieux mis en place par le clan familial au pouvoir découragent l’investissement dans des activités productrices, les détenteurs de capitaux préférant mettre leur argent dans la spéculation, en premier lieu immobilière, qui ne crée pas d’emplois.
  •  les seuls diplômés assurés de trouver un emploi sont les ingénieurs. Or, moins de 10% des diplômés tunisiens ont fait des études d’ingénieur, la plupart des bacheliers préférant choisir les sciences humaines, le droit ou l’enseignement.
  •  la corruption érigée en système administratif fait que les incapables semi-analphabètes ont la priorité sur les diplômés surqualifiés.
  • Chaque famille tunisienne compte au moins un un dplômé de 25-30 ans, bardé de diplômés allant du Bac + 3 au Bac + 8, qui est obligé de rester vivre chez ses parents et qui n’a pas le choix : soit il se contente de "garder les murs" - c’est alors un hittiste -, soit il tente de faire du "bisness" dans le secteur informel – le seul  qui connaisse une forte expansion -, soit il "brûle " et choisit d’affronter la traversée de la Méditerranée dans une embarcation précaire pour tenter  sa chance en Europe, devenant ainsi un "harraga".
Mohamed, Hocine et Lotfi : ce sont les "étranges soldats" de la guerre sociale du XXIème siècle dans ce petit pays, la Tunisie, qui est l’emblème et le symbole des effets ravageurs de la globalisation capitaliste. Un pays étroitement dépendant de l’Union européenne, auquel il est "associé" par un accord qui a entraîné la fermeture d’au moins un tiers des entreprises tunisiennes. 76% des exportations de la Tunisie se font vers l’UE, qui assure 83% des revenus du tourisme et d’où proviennent 90% des transferts d’argent.
Ils sont des centaines de milliers de Mohamed, Hocine et Lotfi, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, en Égypte. Selon une estimation prudente, les diplômés chômeurs seraient entre 400 et 500 000 au Maroc, autant en Tunisie, entre 600 et 700 000 en Algérie, et…2, 5 millions en Égypte !
Ils se battent depuis des années, avec l’énergie du désespoir. La révolte déclenchée à Sidi Bouzid le 18 décembre s’inscrit dans un cycle de luttes déclenché au printemps 2008, simultanément au Maroc, en Algérie et en Tunisie.
Au Maroc, ce sont les jeunes de Sidi Ifni qui ont bloqué l’accès au port de pêche d’où partent les sardines mises en boîte par les entreprises espagnoles installées à Agadir. À l’aube du samedi 7 juin 2008, les forces de prépression ont déclenché une "opération éradication" d’une violence inouïe contre le sit-in sous la tente des jeunes diplômés chômeurs.
Au même moment, la jeunesse de Redeyef et Gafsa, en Tunisie, se soulevait, entraînant pratiquement toute la population dans sa révolte. Ici aussi, la réponse fut une répression impitoyable, qui fit des morts, des blessés et jeta en prison un certain nombre de révoltés.
Auparavant, c’était les jeunes de Gdyel, dans la banlieue autrefois rurale d’Oran, en Algérie, qui s’était révoltés, mettant le feu aux bâtiments du pouvoir. Dans les trois cas, la cause immédiate des révoltes était la même : les jeunes diplômés chômeurs  en avaient assez de ne pas obtenir de réponse à leurs revendications, de voir les concours d’embauche privilégier des parents et des proches des gens du pouvoir, souvent étrangers à la région et peu qualifiés, et d’être réprimés dans leurs tentatives de s’en sortir.
À Gdyel, les policiers avaient pris l’habitude de répandre du détergent sur les étals de poissons mis en place par les jeunes précaires, étals "sauvages" puisqu’ils n’avaient pas accès aux étals officiels du Souk El Fellah (marché) local. À Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, diplômé de l’Institut supérieur d’informatique de Mahdia, s’était mis à vendre des fruits et légumes sans autorisation. Les policiers lui avaient confisqué ses produits, ce qui a provoqué son geste de protestation.

Toutes ces révoltes ont des caractéristiques communes :
  • Sous leur apparence spontanée, elles sont organisées. Les jeunes diplômés chômeurs se connaissent tous, se voient tous les jours, dans les mêmes rues, dans les mêmes cyber-boutiques. Ils ont tout le temps pour mettre au point leurs actions de résistance.
  •  Ils ont une méfiance absolue dans tout ce qui se présente comme "politique" – officielle ou opposante – et ne font confiance qu’à ceux qu’ils connaissent eux-mêmes, leurs pairs d’âge, les membres de leurs familles élargies, leurs enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur.
  •  Ils constituent une nouvelle classe, le cognitariat, équivalent du XXIème siècle du prolétariat du XIXème et du XXème siècle. Les prolétaires étaent ceux dont l’unique richesse était leur proles – leur progéniture en latin. Les cognitaires sont ceux dont la connaissance - cognitio en latin – est l’unique richesse. Ils savent tout de ce qui se passe dans le monde et aucune des barrières électroniques dressées par le régime – il y a en Tunisie un bon millier de policiers uniquement chargés d’Internet – ne les empêche d’accéder aux informations disponible sur la Toile dans toutes les langues du monde. Les pages créées sur Facebook par les jeunes de Sidi Bouzid comptent désormais des milliers d’inscrits.
  • Les deux armes principales de ces jeunes sont donc le téléphone portable et Internet. À Sidi Bouzid, comme à Sidi Ifni, les images filmées sur des portables ont connu une diffusion mondiale, grâce à Facebook, Youtube et le relais des chaînes satellitaires arabes, en premier lieu Al Jazeera. Et la réaction du régime tunisien a été la même que celle du makhzen marocain : il s’en est pris à Al Jazeera, devenue l’incarnation de la fameuse " main invisible de l’étranger " à laquelle de tout temps, les dictatures ont attribué les révoltes logiques. Ce qui fait rigoler tout le monde.
Cette intelligence collective à l’œuvre dans les révoltes se heurte à la stupidité, à la veulerie, à l’impudence, bref au caractère totalement amoral du régime en place, qui n’est qu’une bande de profiteurs faisant étalage de leur richesse d’une manière qui ne peut que susciter la haine. Que peuvent penser les petites gens des palais des gens de la Famille régnante, de leurs jets privés, de leurs allers-retours entre Hammamet, Saint-Tropez et les Maldives ? Comment les jeunes en cage ne pourraient-ils pas s’identifier à "Pacha", le tigre que Sakher El Materi et Nesrine Ben Ali nourrissent dans leur palais de Hammamet ? Un tigre en cage  restera tranquille et dépressif tant qu’il sera bien nourri. Mais il suffira qu’un jour, il n’ait pas sa ration de viande et là, il risque de manger la main qui ne le nourrit plus. Et le bras avec.
La jeunesse tunisienne est en train renverser le proverbe ottoman "Baise la main que tu ne peux mordre" : "Mords la main que tu ne veux plus baiser". Les Bac+ ont entamé une marche qui ne pourra conduire qu’à la chute lamentable de celui que le peuple appelle "Bac  - 12", et dont l’ambassadeur US lui-même, Robert F. Codec, écrivait en 2009 qu’il n’y avait plus rien à attendre. Il aura beau pérorer, gesticuler et prendre des mesurettes, il ne pourra pas endiguer le tsunami qui l’emportera, lui et sa smala. Mektoub – c’est écrit.
*Karakouz : du turc Karagöz (Œil Noir), un des deux personnages traditionnels du théâtre de marionnettes ottoman. Karagöz est un homme du peuple illettré proche du public tandis que Hacivat appartient à la classe éduquée et s'exprime en turc ottoman en utilisant des tournures littéraires et des termes poétiques. En Tunisie, le terme Karakouz désigne la politique politicienne, que l’on peut résumer ainsi : d’un côté le RCD d'UBUenali et ses 5 appendices béni oui-oui, le MDSPUPUDUPSLPVP ; de l’autre les  4 ou 5 groupuscules de l'opposition extra-parlementaire, aussi appelés "l'Hôtel Majestic" (du nom d'un hôtel de Tunis où leurs chefs aiment se retrouver), qui pourraient tenir leur congrès d'unification dans une cyber-boutique et dont les leaders passent plus de temps à Paris qu'à Tunis.Congrès d'unification qui ne risque jamais d'avoir lieu tant ces mêmes leaders, tous plus "charismatiques" et imbus d'eux-mêmes les uns que les autres tiennent à avoir chacun son propre joujou.

jeudi 30 décembre 2010

"S’ils nous considèrent Algériens, qu’ils nous donnent notre droit. Et s’ils ne nous considèrent pas comme tels, qu’ils nous disent de changer de pays" : nouvelles révoltes dans la ceinture de misère d’Alger

Omis par l’opération de relogement à Alger, Baraki et Oued Ouchayah s’embrasent

Par Hamid Mohandi, Le Courrier d’Algérie, 26/12/2010

Emeute à Baraki, sit-in à Oued Ouchayah et ébullition dans plusieurs quartiers et bidonvilles, suite aux opérations de relogement inscrites dans le cadre de la lutte contre l’habitat précaire.
La banlieue d’Alger s’embrase pour un logement.
Décidément, pour chaque opération de relogement inscrite dans le cadre de la lutte contre l’habitat précaire, des émeutes s’éclatent entre les forces de l’ordre et des citoyens qui s’estiment lésés de leur droit légal à un logement décent.
Lorsque les procédures règlementaires en vue de bénéficier d’un logement se heurtent à des blocages de tout bord, le recours à l’affrontement devient ainsi, pour ces citoyens, la seule alternative pour faire entendre leurs voix face à des responsables locaux qui ne manient de façon majestueuse que le langage des fausses promesses.
C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, hier, au niveau du quartier d’El Baraka, à la daïra de Baraki, dans la banlieue d’Alger où une centaine de jeunes ont décidé d’entrer en affrontement avec les forces de l’ordre qui se sont dépêchées sur les lieux dès les premières heures afin d’étouffer une manifestation pacifique prévue par les citoyens pour décrier la gestion des responsables locaux en matière de relogement.
Perchés sur les toits ou dissimulés derrière les murettes de leurs habitations, si visiblement précaires, les manifestants ont usé de pierre, de bouteilles de verre et des pneus brûlés pour repousser les éléments de la police anti-émeutes qui répliquent difficilement et de la façon la plus prudente étant donné que l’affrontement s’est déroulé au coeur même de ce quartier.
Sur place, nous avons trouvé des femmes, des hommes âgés et des jeunes filles en ébullition mais aussi désespérés de voir de plus en plus leur vie basculer du mauvais au pire. Ils contemplaient de loin leurs enfants qui font face aux forces de l’ordre. Ces familles qui occupent les 160 foyers que compte ce quartier construit à l’époque coloniale, n’ont pas eu leur dose de bonheur durant toutes les opérations de relogement que la capitale a connu depuis le début de l’année en cours.
Elles revendiquent leur droit au logement à l’instar de leurs voisins à qui la première tranche du quota a été octroyée en 2008. Deux années se sont succédées et plusieurs opérations de relogement ont été effectuées et le nouveau toit tant espéré par cette population demeure toujours une désillusion, de l’encre sur papier, une promesse sans lendemain. Pourtant, les familles sont recensées et les dossiers ont été déposés depuis une belle lurette.
Dans le désarroi, ces familles s’estiment lésées et exclues de leur droit, et ce, au moment où des milliers de logements ont été distribués dans le cadre du programme de lutte contre l’habitat précaire de la wilaya d’Alger. « Nous, on nous rebat les oreilles que par de fausses promesses.
On ne peut pas patienter davantage. Si on se tait, personne ne prendra en charge nos requêtes. Nous avons décidé de tenir un sit-in et déléguer six personnes afin de discuter de notre situation avec le chef de daïra. Mais au lieu de voir ce responsable venir nous rassurer, il nous envoie les forces de l’ordre.
C’est lui qui a transformé notre action pacifique à une émeute. C’est lui qui nous a provoqué», nous affirmera un des citoyens. « Ici à Baraki, il n’y a pas de crise de logement, il ya une crise de gestion et une envolée de Tchipa (corruption)», ajoute une dame avant que les éléments de la police antiémeute ne foncent soudainement sur la foule qui nous a entouré. Plus de peur que de mal.
C’était juste pour disperser certains jeunes qui ne voulaient guère observer un répit. Il importe de signaler qu’au moment de l’affrontement, le wali délégué et le P/APS-c de la commune de Baraki sont curieusement absents. Ils ont déserté leurs bureaux pour fuir leurs responsabilités, estime un des citoyens de cette localité d’Alger.
La colère et la perplexité minent de plus en plus l’esprit des occupants du quartier les Palmiers de Oued Ouchayah. Après avoir procédé, samedi soir, à la fermeture du tunnel en guise de protestation contre l’exclusion et les inégalités en matière de relogement dont sont victimes, plusieurs citoyens ont observé un sit-in dans l’intention de soulever leurs problèmes avec le wali d’Alger, devant l’oeil vigilant de la brigade anti-émeute dépêchée sur place.
Si l’affrontement avec les forces de l’ordre a cessé, la colère reste immuable sur les visages des 600 familles occupant le quartier. Les citoyens disent qu’ils sont indubitablement prioritaires pour être relogés.
Ils occupent des baraques et ils vivent dans la plus ignoble des misères. Ils sont considérablement frustrés de ne pas être parmi les bénéficiaires, alors que d’autres quartiers moins affectés et moins détériorés ont vu leurs rêves exaucés.
Ils tentent vaille que vaille de trouver une éventuelle sortie de crise, pourvu qu’ils quittent ce qu’ils appellent la « jungle ». « On vit au milieu des rats et des serpents. On est constamment confronté au risque de l’effondrement du tunnel. Les conditions sont inimaginablement invivables », affirme-t-on sur les lieux.
« S’ils nous considèrent Algériens qu’ils nous donnent notre droit. Et s’ils ne nous considèrent pas comme tels qu’ils nous disent de changer de pays », s’écria un des pères de famille. Selon lui, c’est le wali délégué d’El Harrach qui jette de l’huile sur le feu, en leur déclarant que leur situation lui importe peu.
Au moment où nous mettons ce  papier sous presse, les choses se sont terminées comme elles avaient commencé. Il n’y rien de joyeux à l’horizon. La patience résistera-t-telle devant la négligence ?

Des manifestations ont éclaté à Diar Echems, à Oued Ouchayah et à Baraki Relogement sur fond,d’émeutes à Alger

Par Le Financier, 26/162/2010
Des émeutes ont éclaté dans les quartiers, pourtant inscrits dans le programme des 10 000 familles à recaser, et qui devraient attendre, présentement, une hypothétique seconde opération de relogement.
Premiers à sortir dans la rue : les habitants de la cité des Palmiers, dans la commune de Bachdjarah. Ces derniers ont procédé, dans la journée de samedi, à la fermeture du tunnel de Oued Ouchayah, bloquant la circulation des heures durant, dans les deux sens. Des affrontements ont eu lieu avec les forces de sécurité.
Le wali délégué a dû se réunir jusque tard dans la nuit de samedi à dimanche avec les délégués du quartier afin de les rassurer, qu’ils n’ont pas été oubliés et que leur tour viendra. Mais le sentiment général, au quartier des Palmiers, c’est que “l’État veut gagner du temps ; nous berner encore une fois”. En fait, ce quartier a été concerné par le passé par une opération de relogement qui avait touché pratiquement la plupart des habitants, suite aux travaux du creusement du tunnel de Oued Ouchayah qui avaient sérieusement endommagé les bâtisses. Deux immeubles, cependant, avaient été laissés pour plus tard.
Ce plus tard qui dure depuis plus d’une décennie. Entre-temps, l’ex-gouvernorat d’Alger a eu l’ingénieuse idée de recaser, dans les immeubles déserts, les anciens habitants des centres de transit, rendant la gestion de la cité des plus kafkaïennes. Hier, les forces de l’ordre étaient présentes en grand nombre, devant le tunnel de Oued Ouchayah, pour parer à toute reprise du blocage de cet important axe routier. À Diar Echems, la seconde opération de recasement a fait, comme prévu, des mécontents, qui ont exprimé leur colère hier matin, au moment du début de l’opération.
Mais c’est à Baraki, dans le quartier Diar El-Baraka, que la situation a dégénéré, hier. Les affrontements ont opposé les habitants aux forces de l’ordre. Les routes menant de Baraki à Sidi-Moussa et de Baraki à Larbâa ont été fermées à la circulation. Les habitants de Diar El-Baraka protestent contre le fait qu’ils ne soient pas inclus dans la liste des personnes à recaser en cette fin d’année. Il y a lieu de noter que les policiers ont reçu l’ordre de ne pas faire usage de bombes lacrymogènes et d’éviter d’envenimer la situation.
La tension vécue par le quartier Diar El-Baraka a été exploitée par l’ex-“émir” du GIA, Abdelhak Layada, habitant Baraki, qui a voulu s’immiscer dans les pourparlers engagés par le wali délégué et les représentants des habitants. Une immixtion qui rappelle bien de mauvais souvenirs vécus par le pays et dont les responsables, à tous les niveaux, ne semblent pas en avoir pris la véritable mesure. Au-delà du fait de savoir qui a bénéficié et qui n’a pas bénéficié de l’opération de relogement de 10 000 familles algéroises, et quels quartiers ont le plus bénéficié de l’attention des responsables chargés de l’opération, par rapport à d’autres quartiers, la question est de savoir : comment ont-ils pu arrêter le chiffre de 10 000 familles à reloger ? Et pourquoi, à la fin de l’opération, on se rend compte que des milliers d’autres familles, pourtant inscrites dans le programme, doivent-elles encore attendre ? Qui est prioritaire ? Celui qui attend depuis plus de 40 ans, ou celui qui a acheté une baraque il y a quelques mois, avec l’assurance d’être relogé dans les tout prochains jours ? Car, ce n’est pas tant le nombre de logements sociaux à distribuer qui pose problème, c’est la poursuite de la politique de l’autruche.
Des opérations de “débidonvillisation” ont été entamées depuis l’époque de Chadli Bendjedid. Au lieu de constituer une solution à un problème, elles se sont transformées, au fil des ans, en une manne inespérée pour les responsables locaux et tous les vautours spécialisés dans le “trafic de la misère”. Du coup, le maintien des poches de misère constitue, pour les responsables locaux, une manne qu’ils utilisent à des fins personnelles.
On a encouragé l’édification de bidonvilles dans la capitale, on a fermé l’œil sur les constructions illicites, sur les toits d’immeubles, parfois sur des projets d’utilité publique. Cette fuite en avant n’a que trop duré et cela tant que l’État algérien reste incapable d’imposer la loi à tout le monde.
La crise des bidonvilles et des habitations menaçant ruine ne fait que commencer et les charlatans ne rêvent que de voir des émeutes éclater partout, pour ressurgir.

Les émeutes se poursuivent à Alger !
par Abderrahmane Semmar, El Watan, 28/12/2010

Décidément, les émeutes sont en train de transformer Alger en un brasier ardent. Mardi matin, des centaines de jeunes de Baraki ont encore une fois manifesté leur colère en bloquant la route qui mène vers Sidi Moussa. La veille, durant la nuit du lundi, les habitants de "Laquiba" ont pris d'assaut la rue pour demander leur droit au relogement. 

Les jeunes de Baraki sont sortis mardi, une nouvelle fois, dans la rue pour réclamer leur droit à un logement décent.  Et tôt le matin, ils ont procédé à la fermeture de la route qui mène vers Sidi Moussa pour dire tout haut que les promesses des autorités publiques ne suffisent plus à les calmer.
Ces jeunes dont les familles occupent des taudis à Baraki ont pris leur mal en patience depuis des années. Et cette fois-ci, la misère et la galère ont fini par avoir raison de leur sang-froid. Le flou et les anomalies qui ont entouré les récentes opérations de relogement à Alger ont été également cette goutte d'eau qui a déversé définitivement le vase de la révolte.
Une révolte qui commence à toucher d'autres quartiers pauvres où la promiscuité et l'exiguïté des logements précaires tourmentent des familles entières. Pour preuve, tout au long de la nuit du lundi, des troubles ont éclaté à "Laquiba", la commune de Belouizdad, et à Rouiba au niveau des chalets de Drâa El-Guendoul.
Des centaines de familles occupent ces chalets depuis 2003 et évoluent dans des conditions de vie déplorables. Lundi soir, ils sont descendus, eux-aussi, dans la rue pour dire qu'ils ont ras-le-bol de cette "vie de misère". A "Laquiba", un autre quartier sinistre de la capitale, la situation est aussi très tendue.
Les promesses du relogement datent de plusieurs années et jusqu'à aujourd'hui, l'humidité et le froid continuent à ronger les murs délabrés des vieilles maisons lesquelles menacent de tomber en ruine à chaque intempérie.
 Pour faire face à ce vent de révolte et à cette énième crise sociale, les autorités publiques ont promis de distribuer encore plus de logements en 2011. Mais jusque là, les forces de l'ordre ont été les premiers à se mobiliser pour contenir la colère populaire. Les affrontements sont d'une rare violence et à chaque fois des blessés sont à déplorer.
Source : http://www.elwatan.com/une/les-emeutes-se-poursuivent-a-alger-28-12-2010-104866_108.php

29 émeutiers de Baraki et Oued-Ouchayah devant le juge

Par Irane Belkhedim,  Le Soir d’Algérie, 30/12/2010
29 jeunes émeutiers, dont 7 mineurs, ont été arrêtés lors des protestations citoyennes survenues au cours de cette semaine dans les quartiers de Baraki et de Oued-Ouchayah (cité les Palmiers). Accusés d’atteinte à l’ordre public, ils seront présentés à la justice.
– «52 policiers ont été blessés légèrement lors des émeutes, et l’on a enregistré un seul blessé parmi les citoyens. Un policier a été grièvement blessé et est encore sous surveillance médicale», a indiqué hier Samir Khaoua, commissaire principal chargé de la communication à la Sûreté de wilaya d’Alger, lors d’une conférence de presse animée au commissariat central, sur le bilan des récentes descentes policières menées à l’est d’Alger. Des sorties sur terrain ont été organisées à Dar-El- Beïda et à Rouiba et pour ce faire, 2000 policiers ont été mobilisés. 3 117 citoyens et 3 156 véhicules ont été contrôlés. L’opération s’est soldée par l’interpellation de 35 personnes et 82 contraventions infligées à des automobilistes.
«Par ces opérations, nous visons la sécurisation des Algérois», a expliqué Samir Khaoua, précisant que d’autres sorties seront opérées dans différents quartiers algérois. Il a même invité les journalistes à y assister. Des enquêtes récentes menées par les équipes de la police judiciaire ont permis de mettre fin à l’activité d’un réseau de falsification de documents administratifs à la mairie de Baraki. «Une trentaine de citoyens en ont été victimes. Les trois auteurs, qui sont en détention préventive, proposaient des documents contre 2 000 à 20 000 DA. Le fonctionnaire de la mairie de Baraki utilisait son handicap pour passer inaperçu devant les agents de sécurité», a affirmé Youcef Boutaouine, commissaire principal et chef divisionnaire de la police Est. Un second réseau composé de huit personnes, spécialisé dans les agressions et les vols à main armée (armes à feu et armes blanches), activant entre Alger et Tizi-Ouzou, a été démantelé.
«Nous avons récupéré trois voitures et 14 millions de dinars», a ajouté Youcef Boutaouine. En outre, la police judiciaire d’Alger- Centre a arrêté six personnes, deux Algériens et quatre Africains, pour trafic illicite de drogues et de stupéfiants. «Les ressortissants africains étaient en situation irrégulière. Généralement, ces Africains sont rusés, ils ne révèlent jamais leur véritable identité (sic !!!) », a déclaré Tarek Keskas, commissaire de police et chef divisionnaire de la police Centre.


mercredi 29 décembre 2010

Comment un homme qui s'est immolé par le feu a déclenché une révolte en Tunisie

par Brian Whitaker, Guardian, 28/12/2010. Traduit par  Omar Khayyam, édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Un incident relativement mineur a été le catalyseur d'une vague de protestations qui pourraient provoquer la fin de la présidence de Zine El Abidine Ben Ali
En observant les événements des dernières jours en Tunisie, je me suis peu à peu rappelé un événement qui remonte à 1989: la chute du dictateur roumain, Nicolae Ceausescu. Le dictateur tunisien, Zine El Abidine Ben Ali, est-il sur le point de connaître le même sort ?


Après 22 ans de règne, Ceausescu  a connu une fin subite et, en quelque sorte, imprévue. Tout a commencé lorsque le gouvernement a persécuté un prêtre de la minorité hongroise à cause de propos qu'il avait tenus. Des manifestations se sont déclenchées, mais, en peu de temps,  le prêtre est tombé dans l'oubli. Les manifestations se sont tout de suite transformées en un mouvement de protestation généralisé contre le régime Ceausescu. Bref - c'est un euphémisme - la population roumaine en avait ras-le-bol.

Les émeutes et les manifestations qui se sont propagées partout en Tunisie durant les dix derniers jours ont aussi commencé par un petit incident. Mohamed Bouazizi, un jeune de 26 ans, vivant à Sidi Bouzid, une petite ville de province, avait un diplôme universitaire mais était sans emploi. Pour gagner un peu d'argent, il s'est résigné à vendre, sans permis,  des fruits et des légumes dans la rue. Lorsque les autorités l'ont interpellé et ont confisqué sa marchandise, il était tellement en colère qu'il s'est immolé par le feu.

Peu après, des émeutes se sont déclenchées et les forces de sécurité  ont coupé la ville du reste du pays. Mercredi, un autre jeune chômeur de Sidi Bouzid a escaladé un poteau électrique, a crié "non à la misère, non au chômage", puis a touché les câbles. Il a été électrocuté sur-le-champ.

Vendredi, des émeutiers à Menzel Bouzayane ont incendié des voitures de police, une locomotive, les locaux du parti au pouvoir et un poste de police. Ripostant à des attaques de cocktails Molotov, la police a ouvert le feu, tuant un jeune manifestant.

Samedi, les protestations ont atteint la capitale, Tunis. Hier, une deuxième manifestation y a eu lieu.
La couverture médiatique sur ces événements a été - c'est le moins qu'on puisse dire - sporadique. En effet, la presse est strictement contrôlée en Tunisie et les médias internationaux n'ont montré que peu d'intérêt pour ces événements. Peut-être s'agit-il du syndrome du "pas-assez-de-morts". Mais dans le contexte tunisien, ce sont des événements de taille. C'est, après tout,  un État policier où normalement il n'y a ni émeutes ni manifestations, et surtout pas simultanément dans des grandes comme des petites villes, du nord au sud du pays.
Donc, ce que l'on constate, premièrement, c'est la faillite d'un système construit durant des années pour empêcher les gens de s'organiser, de communiquer et de militer.

Deuxièmement, nous voyons un nombre relativement important  de gens qui se débarrassent de leur peur du régime. Malgré le risque réel d'arrestation et de torture, ils ne se plient plus à l'intimidation.

Enfin, nous assistons à l'effondrement d'un pacte avec le diable bien rôdé où, en contrepartie d'une acceptation d'une vie sous la dictature, les besoins économiques et sociaux des gens sont censés être satisfaits par l'État.

Officiellement, le taux de chômage en Tunisie tourne autour de 13%. Mais le taux réel est probablement plus élevé, surtout parmi les diplômés des universités. D'après une étude récente, 25% des diplômés de sexe masculin et  44% des diplômées de sexe féminin à Sidi Bouzid sont au chômage. En effet, ils sont victimes d'un système éducatif qui a réussi à leur procurer des qualifications sans débouchés et des attentes impossibles à satisfaire.

Le régime semble avoir exagéré les succès économiques dont il se vantait.  Les gens se demandent : si ce qu’ils nous disent est vrai, alors que s'est-il passé avec l'argent ? La réponse qu'ils donnent est que cet ragent est allé dans les poches de la famille de Ben Ali et de ses associés.

Dr. Larbi Sadiki, de l'Université d'Exeter a écrit l'autre jour: "La Première Dame est presque la réincarnation d'Imelda Marcos des Philippines. Mais au lieu de chaussures, Madame Leila collectionne des villas, des propriétés immobilières et des compte en banque". Il y a aussi le gendre du président et son possible successeur, Mohamed Sakher El Materi dont le style de vie extravagant et les intérêts d'affaires ont été éloquemment décrits par l'ambassadeur des USA  à Tunis. Gracieuseté de Wikileaks.

Le moment décisif de la révolution roumaine est arrivé lorsque le président Ceausescu et sa femme ont tenu un rassemblement populaire, télévisé,  pour susciter le soutien de la foule. Mais, au lieu de les acclamer, comme auparavant, la foule les a hués et chahutés. Visiblement choqués, les Ceausescu se sont éclipsés à l'intérieur de l'édifice. Ainsi tout le pays a-t-il su que c'était la fin de partie.

Le président Ben Ali a jusqu'ici évité cette faute et continue d'être glorifié par les médias officiels. Mais il y avait quelque chose dans l'air lorsque le Rassemblement Constitutionnel Démocratique a convoqué un meeting à Sidi Bouzid, la semaine dernière. " Ce meeting, qui devait délivrer un message politique très fort et calmer les esprits, était mou", tels sont les propos rapportés d'un journaliste. Peu de membres du parti y avaient répondu à la convocation.

Les allégations du régime, évoquant des forces malveillantes (non-spécifiées) se cachant derrières les émeutes et les manifestations, semblent, elles aussi, assez molles. En accordant dans la précipitation une aide de 15 millions de dinars (10 millions de livres sterling) à Sidi Bouzid, le régime vient de reconnaître que les contestataires n'avaient pas tort.

La question cruciale est de savoir ce que pensent réellement les membres des forces de securité, les membres du parti au pouvoir et les hauts fonctionnaires, c'est-à-dire tous ceux qui ont permis à Ben Ali de tenir la route pendant les 23 dernières années. Combien parmi eux ont-ils des proches au chômage ? Et, surtout, combien d'eux croient-ils réellement que Ben Ali est l'homme capable de résoudre les problèmes du pays ?

La majorité des régimes arabes se fient à des réseaux clientélistes pour se maintenir au pouvoir, mais la base qui soutient Ben Ali paraît comparativement petite et de plus en plus fragile, comme l'a noté l'ambassadeur US dans les documents wikileakés. Il y décrit un régime qui a perdu le contact avec le peuple, un régime qui ne tolère aucun conseil ni critique et dont la corruption est devenue tellement flagrante que même "le Tunisien moyen en est pleinement conscient".

Ben Ali pourrait s'accrocher au pouvoir, mais son régime dégage maintenant une odeur de fin de siècle. Il est arrivé au pouvoir en 1987 en déclarant le président Bourguiba inapte d'exercer le pouvoir. Ce n'est, probablement qu'une question de temps avant que quelqu'un d'autre délivre le même message à  Ben Ali.

"Leur opulence et leur comportement expliquent la haine de certains Tunisiens"

Un dîner avec Sakher El Materi 
Sur les 22 câbles diplomatiques déjà disponibles sur la Tunisie, trois ont pour objet Sakher El Matri. Dans un document datant du 27 juillet 2009, l’ancien ambassadeur Robert F. Godec, qui semble intrigué par le personnage, narre un dîner organisé à son honneur par le gendre du président dans sa résidence secondaire à Hammamet. Les traductions des autres câbles suivront.
Sakher El Materi
09TUNIS516 | 2009-07-27 | 16:04 | SECRET | Embassy Tunis | VZCZCXYZ0000
EO 12958 DECL: 02/28/2017
SUBJECT: TUNISIA: DINNER WITH SAKHER EL MATERI
Classified By: Ambassador Robert F. Godec for reasons 1.4 (b) and (d)

Résumé :
1. (S) L’ambassadeur et sa femme ont dîné avec Mohamed Sakher El Materi et son épouse, Nesrine Ben Ali El Materi, à leur domicile de Hammamet le 17 Juillet. Pendant le somptueux dîner, Al Materi a soulevé la question de l’école américaine de Tunis et a dit qu’il chercherait à « régler le problème avant le départ de l’ambassadeur », comme un geste «d’ami». Il a salué la politique du président Obama et a plaidé pour la solution des deux États israélien et palestinien. Il a également exprimé son intérêt pour l’ouverture d’une franchise McDonald’s et s’est plaint de retard du gouvernement à faire passer une loi sur les droits de franchise. Il a exprimé sa fierté de sa radio islamique Zitouna, et des interviews de dirigeants de l’opposition publiées dans le groupe de presse qu’il a récemment acheté. Au cours de la soirée, El Materi a été tour à tour difficile et aimable. Il semblait vouloir, à certaines occasions, obtenir l’approbation de l’ambassadeur. Il vivait en revanche, au cœur d’une grande richesse et d’excès, illustrant une des raisons de la rancœur grandissante envers la belle-famille du Président Ben Ali. Fin du résumé.
 
La situation de l’American Cooperative School of Tunis (ACST)
2. (S) le gendre du président et riche homme d’affaires Mohamed Sakher El Materi, et sa femme, Nesrine Ben Ali El Materi ont accueilli l’ambassadeur et sa femme à dîner à leur résidence balnéaire à Hammamet le 17 juillet [2009. NdT]. El Materi a soulevé l’affaire de l’American Cooperative School of Tunis (ACST), demandant ce qui s’y passait. L’ambassadeur a expliqué la situation et a souligné qu’il y’a de la colère et de l’inquiétude à Washington et dans la communauté anglophones américaine et internationale à Tunis. Il a précisé que si l’école venait à être fermée, il y aurait de graves conséquences sur nos relations. El Materi a dit qu’il pourrait aider et qu’il s’efforcerait à régler immédiatement la situation, c’est-à-dire, avant le départ de l’ambassadeur. Il voulait, dit-il, le faire pour un «ami». Il a noté qu’il avait aidé l’ambassadeur britannique à organiser plusieurs rendez-vous (y compris un déjeuner avec le Premier ministre) pour le Prince Andrew lors de sa récente visite. Avant son intervention, a dit El Materi, le prince avait un seul rendez-vous avec un seul ministre.
 
Liberté d’expression
3. (S) L’ambassadeur a évoqué la nécessité d’une plus grande liberté d’expression et d’association en Tunisie. El Materi s’est dit d’accord. Il se plaignait qu’en tant que nouveau propriétaire de Dar Assaba, le plus grand groupe de journaux privés dans le pays, il a reçu des appels du ministre des Communications se plaignant d’articles qui avaient été publiés (Commentaire: Ceci est douteux). Il a ri et a suggéré qu’il aimerait, parfois, «restituer Dar Assaba ». El Materi a signalé les interviews dans ses journaux avec des leaders d’opposition (il a mentionné le secrétaire général du FDTL Mustapha Ben Jaafar). Il était visiblement très fier de ces entretiens.
 
4. (S) El Materi a déclaré qu’il était important d’aider les autres, en notant que c’était l’une des raisons pour lesquelles il avait adopté un fils. L’ambassadeur a mentionné les projets d’aide humanitaire de l’ambassade, en notant qu’ils ne réussissaient pas à obtenir une couverture médiatique. El Materi a affirmé avec force qu’ils devraient être suivis, qu’il était important que l’ambassade obtienne cette couverture. Il a déclaré que ceci permettrait de contrer une partie de l’image négative des USA. L’ambassadeur a demandé si El Materi enverrait des journalistes à faire des reportages sur les projets d’assistance des USA. El Materi a dit oui, absolument.
 
5. (S) El Materi s’est plaint en long et en large de la bureaucratie tunisienne, en disant qu’il est difficile de faire bouger les choses. Il a dit que la communication à l’intérieur de la bureaucratie est terrible. Il a ajouté que les gens ramènent souvent «de fausses informations» au Président ? laissant entendre qu’il s’est parfois impliqué pour corriger les choses.
 

 
Sur la politique extérieure et l’économie
6. (S) El Materi a salué la nouvelle politique du président Barack Obama. Il a déclaré que l’invasion de l’Irak a été une très grave erreur qui a contribué à renforcer l’Iran et a accroitre la haine pour les USA dans le monde arabe. Il a appuyé la solution à deux États pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Il a également indiqué que la Tunisie doit accélérer la convertibilité du dinar. Cependant, les connaissances d’El Materi et son intérêt pour les questions politiques et économiques internationales semblent limités.
 
7. (S) L’Ambassadeur a évoqué la libéralisation économique, en notant l’importance de l’ouverture à la franchise. El Materi était d’accord, soulignant qu’il serait heureux d’aider McDonald’s à s’implanter en Tunisie, suggérent qu’ils pourraient commencer au nouveau port de croisière de La Goulette. Il s’est toutefois  plaint de la nourriture malsaine servie par McDonald’s, en ajoutant que cela rendait les Américains gros. Il s’est également plaint du retard que prend le gouvernement tunisien  pour adopter une loi sur les franchises.
 
8. (S) L’ambassadeur a noté qu’il a été demandé aux Tunisiens quelles sont les idées qu’ils souhaitent faire parvenir au nouveau président des USA et à son administration. El Materi a fait remarquer que Nesrine voudrais qu’ils fassent plus pour  l’environnement. L’Ambassadeur a répondu en expliquant certaines décisions de l’administration sur l’environnement. El Materi a dit que Nesrine est axée sur les produits biologiques et veut que tout (même les peintures et vernis) dans leur nouvelle maison à Sidi Bou Said (à côté de la résidence de l’ambassadeur) soit d’origine organique.
 
Islam
9. (S) El Materi a dit qu’il avait sérieusement commencé à pratiquer l’Islam à 17 ans. Il a maintes fois déclaré qu’il était pratiquant et avait une foi inébranlable. (NB. Il est allé prier à l’appel à la prière du crépuscule) Il a suggéré que si vous avez la foi et priez Dieu, il vous aidera. Il a souligné que sa religion est personnelle, et il ne pense pas qu’il soit approprié d’imposer ses vues aux autres. (Commentaire. Au cours de la soirée, El Materi semblait extrêmement passionné en décrivant le Coran, sa croyance en un Dieu unique, et l’importance de Mohamed comme le dernier prophète de Dieu.)
 
10. (S) El Materi a dit qu’il était fier de la radio Zeitouna, la première et la seule station de radio coranique en Tunisie, et discuté de la façon dont Zeitouna banque serait ouverte. Il espère créer une version régionale de la radio Zeitouna pour répandre l’école malékite de l’Islam. Il a exprimé l’avis que les islamistes et les extrémistes constituent une grande menace pour l’Islam et la modernité. Il a dit qu’il suit l’Islam, mais l’Islam moderne.
 
El Materi tel qu’en lui-même : sa maison et sa vie personnelle

11. (S) La demeure d’El-Materi est spacieuse et surplombe la plage publique de Hammamet. La propriété  est grande et bien gardée par la sécurité gouvernementale. Elle est à proximité du centre de Hammamet, avec une vue sur le fort et la partie sud de la ville. La maison a été récemment rénovée et comprend une piscine à débordement et une terrasse d’au moins50 m. Bien que la maison ait un style contemporain (en grande partie blanche), il y’a partout des objets anciens: colonnes romaines, fresques et même une tête de lion par laquelle l’eau se déverse dans la piscine. El Materi a insisté sur l’authenticité des pièces d’antiquité. Il espère emménager dans sa nouvelle maison (un vrai palais) à Sidi Bou Saïd dans huit à dix mois.
 
12. (S) Le dîner comportait une douzaine de plats, dont du poisson, du steak, de la dinde, du poulpe, du couscous au poisson et bien plus encore. La quantité était suffisante pour un très grand nombre d’invités. Avant le dîner, un large éventail de petits plats ont été servis, avec trois différents jus (y compris les jus de kiwi, qui ne sont pas facilement disponibles en Tunisie). Après le dîner, il [El Matri, NDLR] a fait servir de la crème glacée et du yaourt glacé, apporté en avion de Saint-Tropez [sur la Côte d’Azur française, NdT]. ainsi que des airelles, des framboises et des fruits frais et du gâteau au chocolat. (NB. El Materi et Nesrine venaientt de rentrer de Saint-Tropez à bord de leur jet privé, après deux semaines de vacances. El Materi s’est dit préoccupé de l’intégration de son pilote américain en Tunisie. L’ambassadeur a dit qu’il serait heureux d’inviter le pilote lors d’ événements destinés à la communauté américaine en Tunisie.
 
13. (S) Dans sa demeure, El Materi possède un tigre de grande taille (“Pacha”), vivant dans une cage. Il l’a acquis alors qu’il n’avait que quelques semaines. Le tigre consomme quatre poulets par jour. (Commentaire: La situation a rappelé à l’Ambassadeur, la cage du lion d’Uday Hussein à Bagdad [le fils de Saddam Hussein, NdT]]. El Materi a beaucoup de domestiques. Il y en avait au moins une douzaine, dont un maître d’hôtel du Bangladesh et une nounou d’Afrique du Sud. (NB. C’est extrêmement rare en Tunisie, et très cher).
 
14. (S) Ils ont trios enfants, deux filles et un garcon. Leila a 4 ans et l’autre fille a 10 mois. Leur garçon, adopté, a deux ans. La plus jeune fille est citoyenne canadienne, puisqu’elle est née au Canada. Le lieu de villégiature préféré de la famille sont les îles Maldives.
 
15. (S) El Materi a dit qu’il avait commence à faire de l’exercice et à suivre un régime. Il a, dit-il, perdu du poids récemment (et ça se voyait).  El Materi dit qu’il mange “équilibré”. Il venait juste de passer une heure à faire du vélo, s’est-il vanté.  Nesrine a dit qu’elle ne faisait pas d’exercice.
 
16. (S) Aussi bien El Materi que Nesrine parlent l’anglais, bien que leur vocabulaire et leur grammaire soient limités. De toute apparence, ils veulenta améliorer leur anglais. Nesrine a dit qu’elle adore Disney World, mais qu’elle avait du annuler une visite cette année à cause de l’épidémie de grippe H1N1. Nesrine a eu pendant un certain temps du Tamiflu sous la main (lme prenant aussi pendant ses voyages). Au départ c’était apr peur de la grippe aviaire. Elle en met aussi dans les bagages d’ El Materi quand celui-ci part en voyage. Nesrine a dit qu’elle avait visité plusieurs villes US cities. El Materi n’a été que dans l’ Illinois, récemment, pour acheter un avion.
 
Commentaires

17. (S) Tout au long de la soirée, l’ambassadeur a été souvent frappé par le fait que El Materi soit aussi exigeant, vaniteux et difficile. Il est clairement conscient de sa richesse et de son pouvoir, et sa manière d’agir révélait un manque de finesse. Il a maintes fois souligné la très belle vue depuis sa demeure. Il a souvent corrigé son personnel, émis des ordres et aboyé des réprimandes. Malgré cela, El Materi était conscient de son effet sur les gens autour de lui qu’il entretenait avec des gestes périodiques de bonté. Il était exceptionnellement attentionné et serviable avec l’épouse de l’ambassadeur, qui est handicapée. Parfois, il semblait chercher l’approbation. Un ambassadeur d’un pays occidental à Tunis, qui connait El Materi, a fait remarquer qu’il a des compétences politiques à l’occidentale dans sa volonté de tisser des liens avec les citoyens ordinaires. Un trait rare par ici.
 
18. (S) Ces derniers mois El Materi a été de plus en plus visible dans la communauté diplomatique locale. Il a clairement décidé (ou on l’a chargé) de servir de point de contact entre le régime et les ambassadeurs clés. Nesrine, qui a 23 ans, est apparue amicale et intéressée, mais naïve et pas très aidée. Elle est le produit de la vie ultra-protégée, privilégiée et riche qu’elle a mené. Pour revenir au dîner lui-même, il était semblable à ce qu’on pourrait s’attendre dans un pays du Golfe mais hors du commun pour la Tunisie.
 
19. (S) Cependant, le plus frappant a été l’opulence dont laquelle vivent El Materi et Nesrine. Leur maison à Hammamet a été impressionnante et avec le tigre cela ajoute à l’impression de “m’as tu vu”. Plus extravagant : leur maison en construction à Sidi Bou Said qui ressemblera, à en juger de l’exérieur, plus à un palais. Elle  domine les hauteurs de Sidi Bou Said et s’accapare les meilleurs points de vue. Ce qui a suscité de nombreuse critiques sous le manteau. L’opulence dans laquelle El Materi et Nesrine vivent ainsi que leur comportement expliquent clairement pourquoi eux et d’autres membres de la famille Ben Ali ne sont pas aimés et sont mêmes haïs par certains Tunisiens. Les excès de la famille Ben Ali vont crescendo.
 
Godec

Vous pouvez consulter l’intégralité des documents concernant la Tunisie sur https://tunileaks.appspot.com
 
Source: Tlaxcala

mardi 28 décembre 2010

Intifada de Sidi Bouzid, 11ème jour : déjà 4 suicides - pénurie alimentaire à Menzel Bouzayane - les pêcheurs de Kerkennah s'y mettent- le régime tente d'acheter des chômeurs à Gabès

Tunis, 27 décembre 2010 - Après dix jours d’intifada consécutifs, les manifestations des habitants de la région de Sidi Bouzid se poursuivent, et ce malgré l’état d’urgence décrété dans plusieurs villes, et le siège imposé par un important dispositif de forces de sécurité et de troupes de l’armée. Les manifestants exigent une meilleure répartition des retombées du développement économique, notamment des emplois pour résorber le chômage, et ils condamnent la corruption et la tyrannie.
Kalima a appris qu’une marche de femmes a eu lieu le dimanche 26 décembre, dans la ville de Mezouna, à l’initiative d’une association locale. Des centaines de femmes ont pris part à cette marche pour protester contre les raids et les fouilles dans les maisons qu’a connu la ville dans la nuit de samedi, et pour demander la levée de l'état de siège et la libération des manifestants arrêtés.
Toujours dans la ville de Mezouna, des centaines de manifestants sont sortis dans les rues dimanche soir, défiant le couvre-feu. Ils ont mis le feu à des pneus et dressé des barricades sur les routes, ce qui a poussé la police à lancer des bombes lacrymogènes et à tirer sur la foule à balles réelles. Les manifestants auraient jeté des pierres sur les forces de sécurité, tout en clamant des slogans contre la corruption et la tyrannie.
Des affrontements entres des manifestants et les forces antiémeutes ont également eu lieu au village Al Itizaz, mais aucune information n’a pu filtrer à cause du siège qui frappe le village.
D'autre part, les habitants de la délégation de Djelma ont organisé une marche pacifique encadrée par l’Union Générale du Travail. La police s’est contentée d’observer la marche sans intervenir pour l’empêcher.
Au siège de l’Union Régionale du Travail à Sebala, des chômeurs ont organisé un sit–in. Ils étaient venus se joindre au mouvement de solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid. Des sources ont confirmé que des renforts importants sont arrivés à Sidi Bouzid, tandis que des informations circulent sur un mouvement de grève générale dans la région dans les prochains jours.
Signalons que les opérations de pillages et de fouille des maisons et des commerces sont commises par des milices du parti au pouvoir et des policiers. Ainsi, le citoyen Salah Ayoune, propriétaire d’une cafétéria, a déclaré que des policiers avaient saccagé son établissement. Un autre citoyen, Mohammed Salah Mahfoudhi, s’est plaint d’avoir été agressé par des policiers à l’intérieur de sa maison, ainsi que ses filles. Les agents ont aussi saccagé sa voiture.

Selon des sources médicales à l’hôpital Houcine Bouziane, le cadavre d’un jeune homme, Lotfi Kadiri, âgé de 34 ans et originaire de Touila, a été admis à la morgue. Nos sources ont confirmé que ce jeune a mis fin à ses jours, ce qui porte le nombre des suicides depuis le début des événements à quatre.
Des marches et des sit-in de solidarité ont eu lieu dans différentes régions du pays, comme Sfax, Kairouane, Siliana, Sousse, Tunis, Gafsa, Kasserine…
 A l’étranger aussi, un élan de solidarité avec les habitants de Sidi Bouzid est en train de se constituer. A Paris, un rassemblement a eu lieu devant l’ambassade de Tunisie.

Pénurie des produits alimentaires à Menzel Bouzayane

Tunis,  26 décembre 2010 - Suite au siège policier et au couvre-feu imposés à la ville de Menzel Bouzayaane, et tous les débordements qui ont accompagné les évènements, comme le pillage des magasins par les milices, l’impossibilité pour les fournisseurs de produits d’atteindre la ville, les produits alimentaires commencent à manquer sérieusement dans la ville.
Des citoyens ont déclaré que les familles peinent à subvenir aux besoins quotidiens en nourriture.
 Un appel de détresse a été lancé par des syndicalistes de la région pour venir en aide aux habitants de la ville menacés par la famine.
Par ailleurs, nous avons appris qu’une délégation de l’union régionale de Sidi Bouzid à la tête d’un convoi de solidarité composé de véhicules transportant des produits alimentaires, est arrivée ce samedi à Menzel Bouzayaane.
La délégation a lancé un appel aux autorités pour la levée du siège de la ville pour permettre à la vie économique de reprendre normalement.

 Même les pêcheurs s'y mettent: le Festival du Poulpe de Kerkennah annulé !
A l’occasion du lancement du Festival annuel du poulpe (Al karnit) dans l’île de kerkennah, celle-ci a étéle théâtre d’une vague de protestations sociales organisées par les marins -pêcheursde l'île pour dénoncer l’incurie des autorités face à la pêche par « Al karkara » (pêche au chalut).
Une méthode utilisée par des marins-pêcheurs de la région et même par ceux venant d’ailleurs.
Selon des témoins oculaires, les marins-pêcheurs se sont rassemblés à 15h devant le siège de la délégation juste avant le lancement du festival, puis devant la maison de la culture à 18h, brandissant des banderoles qui dénoncent la poursuite de la pêche à la « Alkarkara » qui a un effet dévastateur sur la reproduction des ressources halieutiques, avec la complicité des autorités locales.
Les forces de l’ordre ont tenté de disperser les marins, mais la solidarité de la population qui s’est jointe au rassemblement a rendu la tâche difficile.
Ce qui a contraint les autorités locales à annuler le festival qui devait être inauguré par une caravane qui devait sillonner les rues de la ville.

Des actions au profit des chômeurs à Gabès pour éviter des manifestations

Tunis,  26 décembre 2010 - Les autorités locales de Gabès ont proposé, le 23 décembre, des emplois à une centaine de diplômés chômeurs dans le secteur de l’éducation et celui de la mairie, dans le cadre du dispositif qui prévoit la prise en charge des salaires par le Gouvernorat pour une durée de 18 mois, à condition que ces derniers ne dépassent pas les 150 dinars (= 77€).
Dans le même cadre, les délégations de Gabès-est et sud ont lancé un appel aux jeunes diplômés à prendre part aux réunions qui auront lieu le début du mois prochain , sous l’égide des responsables gouvernementaux.
Des sources bien informées ont déclaré à Kalima que ces actions font suite aux ordres venant du président de la République pour éviter d’autres manifestations , surtout après la circulation sur facebook des vidéos des manifestations des jeunes de Sidi Bouzid qui exigent leur droit au travail et une meilleure répartition géographique des projets de développement .

Une décennie de récupérations d’usines en Argentine et Uruguay: réinventer la vie à partir du travail

par Raúl Zibechi. Traduit par  Chloé Meier, édité par  Michèle Mialane  &  Fausto Giudice , Tlaxcala 

Lorsqu'une expérience sociale passe le cap des dix ans, elle semble quitter le stade de la survie pour effectivement changer le monde. L'histoire des fabriques récupérées par leurs travailleurs montre qu'un monde sans patrons est encore possible.
Une partie des mouvements de travailleurs ne se limitent pas à la défense de l'emploi ou à l'augmentation des salaires, et donc de la consommation, mais entendent aller au-delà de ces questions. Par conviction ou par nécessité, ils cherchent à transcender la place qui a été assignée à l'ouvrier dans la société. La publication de divers travaux consacrés à la récupération d'entreprises offre l'occasion de suivre l'évolution du le phénomène et d'examiner quelques-uns des débats les plus importants qu'il soulève.



Chômeurs, par Antonio Berni, 1934

Commençons par quelques chiffres. En Uruguay, mille travailleurs – dont deux tiers d'hommes – occupent vingt entreprises. Celle-ci ont généralement été récupérées lors de la dernière crise, les premières en 1997, et la majorité entre 2001 et 2002. Il s'agit surtout de petites entreprises, mais certaines dépassent les cinquante employés; la plus grande du pays, la fabrique de pneus Funsa, en compte même 226.
 
Seules six de ces entreprises se trouvent en dehors des grands centres. Généralement, elles ont été récupérées suite à une faillite. Elles sont actives dans le nettoyage, le textile, l'alimentation, l'électricité, le cuir, l'industrie des plastiques, l'imprimerie et la métallurgie. Si les coopératives représentent la forme la plus courante, on trouve également quelques sociétés anonymes. Dix-neuf sont membres de l'Association nationale d'entreprises récupérées par leurs travailleurs (ANERT), dix de la Fédération des coopératives et huit des syndicats de base affiliés à la confédération syndicale PIT-CNT [1].
 
 


8-11-2002, Coopérative Lavalan, Avellaneda, Buenos Aires. Une partie de la ligne de lavage de la laine, en fonctionnement.  Photo Andrés Lofiego. Voir d'autres photos
 
Pour l'Argentine, la dernière étude publiée (mi-octobre 2010) révèle une augmentation constante: on comptait 128 fabriques récupérées en 2003, 161 en 2004, soit 6900 travailleurs; elles sont actuellement au nombre de 205, pour 9362 emplois. 63% d'entre elles bénéficient de décrets ou de lois d'expropriation en leur faveur; 80% ont reçu de l'aide de la part d'autres entreprises; 90% ont réussi à survivre. 73% des travailleurs ont participé à la récupération. En moyenne, la production a commencé 150 jours après le début du conflit [2].
 
Andrés Ruggieri, directeur du programme Facultad Abierta résume: "C'est la première fois, dans l'histoire du capitalisme, qu'autant d'entreprises aussi diverses fonctionnent de manière autogérée sur une période aussi longue" [3]. En mai 1968, l'autogestion était dans l'air du temps, mais "l'expérience n'a pas duré plus d'un mois", constate Andrés Ruggieri avec enthousiasme.
 
 


28-10-2002, Coopérative Crometal, El Pato, Buenos Aires. Les travailleurs de l'ex-Acrow Metálic prennent pour la troisième fois, et définitivement possession de l'usine où ils travaillent aujourd'hui. Photo Andrés Lofiego. Voir d'autres photos
Vers une nouvelle étape
 
"En Uruguay, la majeure partie des entreprises récupérées sont nées en collaboration avec les syndicats", commente Ariel Soto, de la coopérative d'électricité Profuncoop durant la présentation du livre « Gestión Obrera » (Gestion ouvrière) à Montevideo. "L'action des travailleurs uruguayens naît de l'effondrement du modèle des années 90. Il nous faut désormais commencer à débattre du modèle de production que nous souhaitons instaurer. Avec ce qu'elles peuvent apporter à la construction d'un modèle alternatif, presque toutes ces entreprises représentent une valeur ajoutée".
 
La trajectoire d'Ariel Soto est caractéristique. Durant la crise de 2002, le petit atelier où il travaillait et qui produisait des boîtiers destinés à la compagnie publique d'électricité a dû mettre la clef sous la porte. Quatre employés affiliés au syndicat de la métallurgie restent alors actifs et répondent à un appel de la commune pour participer à un projet soutenu par le syndicat, la mairie de Montevideo et l'Universidad de Trabajo (université technique). Après de longs débats, ils créent une coopérative qui vendra des réverbères à la mairie, laquelle consent des investissements pour aménager un bâtiment et les aide dans les premières démarches. Selon les initiateurs, la viabilité du projet dépend notamment de la participation de l'État.
 
Avec le temps, les personnes qui travaillent dans ce type d'entreprises ont été en mesure de créer un espace collectif, l'Association nationale d'entreprises récupérées par leurs travailleurs (ANERT), une grande nouveauté par rapport aux initiatives précédentes, jusque-là isolées.
 
En Argentine, le rôle de l'État semble plus complexe et une partie des entreprises récupérées le critiquent. En effet, 85% d'entre elles ont reçu ou reçoivent des subsides du ministère du Travail, qui a crée le programme Travail autogéré. Or, bien que l'État ait exproprié les entreprises en faveur des travailleurs, ceux-ci ne sont pas propriétaires des bâtiments ni des machines; ils n'ont donc pas accès aux crédits ni aux plans de promotion dont peuvent habituellement bénéficier les petites et moyennes entreprises [4].
 
En dépit des difficultés, l'esprit original persiste: 88% des entreprises récupérées tiennent régulièrement des assemblées (44% une fois par semaine et 35% au moins une fois par mois); 73% versent le même salaire à tous les travailleurs, quelles que soient leurs tâches; 35% organisent des événements culturels ou éducatifs; 30% font des dons à la communauté et 24% collaborent avec des organisations de quartier [5].
 
 
L'imprimerie coopérative Chilavert Artes Gráficas, Buenos Aires

Photo Adriana Almagro


Photos Raphaël Michel


Pouvoir et travail
Les relations de pouvoir à l'intérieur des entreprises récupérées sont un sujet omniprésent dans les débats et les recherches consacrées au phénomène. En Uruguay, une étude s'est penchée sur deux entreprises très différentes, l'une avec une longue tradition syndicale et forte d'un personnel de plus de 200 membres, l'autre employant à peine une vingtaine de personnes dans le secteur des boissons. Selon les résultats, toutes deux reposent sur une forme classique d'organisation du travail tayloriste-fordiste mêlée d'éléments nouveaux, qui sont venus s'ajouter lors du lancement de la production.
 
Parmi les éléments nouveaux, l'étude relève une manière différente d'occuper l'espace. "Diverses réunions informelles se tiennent pendant les heures de travail, dans différents lieux (entrées, couloirs, rues intérieures, ateliers de production, etc.), souvent autres que les postes de travail". Les échanges spontanés et informels commencent à s'inscrire dans les activités quotidiennes, "ce qui marque sans conteste une rupture avec le passé" [6].
 
Pourtant, les avancées coexistent avec des pratiques telles que la fouille des sacs. "Sans exception", annonce même une pancarte, qui trahit la permanence de vieilles pratiques. Il en va de même pour l'organisation du travail, qui tend à être déléguée à d'autres; certaines personnes en assument donc la responsabilité et incarnent de fait l'autorité, concédée certes de manière collective, mais pas forcément de manière consciente. Miser sur un projet commun suppose la construction d'un sujet capable d'assumer aussi bien la dimension politique (les assemblées) que les aspects techniques et liés à la production (rôle plus individuel).
 
Dans le même espace limité, l'étude observe une tendance "à reproduire la subordination de la tâche clairement productive à la tâche politico-technique” et dans une certaine mesure "la distinction entre celui qui prend les décisions et celui qui les exécute". Malgré toute la volonté des acteurs, la rupture avec le passé ne semble donc pas si évidente [7].
 
Travailler dans une entreprise autogérée n'est certes pas la panacée. Le quotidien y est imprégné de doutes, de craintes et d'incertitudes. "Certains, peut-être, regrettent le temps où d'autres leur disaient quoi faire, où ils ne devaient pas s'investir autant ni montrer d'enthousiasme ou d'inventivité" [8]. Quelqu'un a dit de l'émancipation qu'elle n'était pas un long fleuve tranquille, et qu'elle supposait des révolutions culturelles qui ne se font pas du jour au lendemain.
 
L'étude consacrée à l'Argentine met en lumière un problème éminemment culturel, à savoir que de nombreuses coopératives ont besoin d'engager du personnel supplémentaire afin d'augmenter la production. Or, comme il s'agit de coopératives, pour y travailler, les nouveaux arrivants doivent avoir le statut de membre, et donc jouir des mêmes droits et être soumis aux mêmes obligations que les autres (un temps d'essai de six mois est prévu). En réalité, 46% des coopératives emploient des travailleurs qui ne sont pas membres mais simples salariés.
 
A l'origine de ce problème, on trouve d'une part, les aléas du marché, et d'autre part le statut même des membres d'une coopérative. "Si, pendant une période de croissance, les coopératives augmentent le nombre des travailleurs, lorsque les ventes diminuent ou que le marché rétrécit, elles ne peuvent pas prendre les mesures classiques appliquées par les entreprises privées et licencier le personnel superflu. Elles doivent verser moins d'argent à leurs membres à la fin du mois, ce qui provoque des crises" [9].
 
Un autre volet du débat porte sur les aspects économiques et sur les principes. 33% des entreprises récupérées travaillent exclusivement pour des clients qui leur fournissent la matière première et ne rémunèrent que leur travail. Pendant un temps, cette formule a contribué à faire avancer les projets, mais force est de constater qu'elle maintient la rentabilité à un niveau très bas et qu'elle revient à travailler pour "un patron extérieur" [10]. À court terme, on ne peut probablement pas espérer résoudre ces contradictions, qui sont le propre de toute coopérative inscrite dans une société capitaliste.
 
Reste que certains chiffres donnent un éclairage encourageant: 13% des entreprises récupérées ont leurs homologues pour clients et seules 8% vendent leur production à l'État.
 
 

L'université à l’usine
En Argentine, le phénomène, aussi composite soit-il, se caractérise par la volonté de sortir des murs de l'entreprise afin de nouer de solides relations avec les quartiers et les mouvements sociaux. Les portes se sont tout d'abord ouvertes pour permettre à des groupes musicaux ou autres de se produire sur place. Ensuite, des baccalauréats populaires (système d’éducation permanente) ont été mis sur pied, une avancée importante en termes de qualité puisqu'il s'agit d'activités permanentes où l'éducation est abordée du point de vue des travailleurs [11].
 
En mai 1998, la fabrique d'aluminium Industria Metalúrgica y Plástica Argentina IMPA était la première à être récupérée par un groupe de travailleurs qui, en la sortant de la paralysie, ont sauvé leur emploi. Douze ans plus tard, elle propose toujours de nouvelles pistes et démontre une capacité d'innovation hors du commun. En plus du travail habituel, elle a tissé de solides liens avec le quartier et la communauté, par exemple en créant La Fábrica Ciudad Cultural, qui propose des ateliers de danse, de musique, de théâtre, de murga et de yoga, ainsi qu'un centre de santé. C'est là qu'a commencé l'un des premiers cours populaires de baccalauréat pour adultes, auquel assistent désormais plus de 150 étudiants. Les chiffres reflètent l'ampleur prise par le centre culturel: l’usine IMPA emploie 58 personnes, le centre culturel 30 et les cours de baccalauréat 43 [12].

 
En août 2009, devant l'éventualité d'une décision de justice exigeant son expulsion, l’usine a traversé un sérieux conflit. Au milieu des tensions, une nouvelle idée a germé, bien plus ambitieuse et audacieuse que tout ce qui s'était fait jusque-là: l'Université des Travailleurs. "C'est un besoin historique", commente Eduardo Murúa, porte-parole d'IMPA. "Depuis les anarchistes, le mouvement ouvrier a toujours cherché à créer de nouveaux moyens d'éducation populaire. Nous n'inventons rien, nous nous inscrivons dans cette lignée" [13].
 
Se considérant comme les fondateurs mais non comme les propriétaires de l'Université, les travailleurs ont invité des dizaines de groupes à participer à l'inauguration, le 30 juin, un événement qui a rassemblé 500 personnes. Vicente Zito Lema, écrivain, psychologue et poète, qui avait été le premier recteur de l'Université des Mères de la Place de Mai et à qui le même poste a été confié à l'Université des Travailleurs, affirme que malgré les carence matérielles, "tout ce qui se construit avec passion réussit".
 
 L'Université des Travailleurs se propose de former des spécialistes en communication parce que "les médias ne s'intéressent déjà plus aux travailleurs, une façon comme une autre de les faire disparaître". Elle ne cherche pas à reproduire le modèle des universités étatiques; elle n'a pas confiance en l'État. "Aussi progressiste soit-il, l'Etat considère le monde à travers la lunette d'un ordre ou d'un pouvoir. Les travailleurs voient les choses différemment. Chacun son point de vue" [14]. Comme l'Université manquait de chaises, une grande fête a été organisée, avec musique, théâtre et poésie; comme prix d'entrée, chaque participant devait apporter une chaise.
 
Lors de l'inauguration, on a entendu tour à tour l'hymne national argentin, l'Internationale et la Marche péroniste, un fait qui résume à lui seul toute la complexité du monde des usines récupérées, défie tous les dogmes et oblige quiconque prétend participer d'une manière ou d'une autre à avoir les sens bien éveillés et l'esprit libre de tout préjugé.
 
Les entreprises récupérées n'ont pas seulement tenu le coup tout au long d’une décennie difficile, "elles sont aussi devenues une option que les travailleurs préfèrent choisir plutôt que de se résigner à la fermeture", relève Andrés Ruggieri [15]. L'une des premières conclusions consiste à reconnaître que la récupération et la gestion collective d'entreprises constitue désormais un moyen supplémentaire de lutte et de résistance pour les travailleurs et que le phénomène révélera toute son importance durant cette période de crise économique.
 
Il convient ensuite de souligner que les usines récupérées sont également des espaces d'innovation et de création culturelle. Et il ne s'agit pas d'un point de second ordre ni d'un simple complément à la production. Si l'on souhaite un monde meilleur, c'est au contraire l'aspect le plus important: créer une culture politique et une culture du travail différentes de celles qui prévalent aujourd'hui et se caractérisent par l'individualisme, la recherche du profit, le consumérisme et l'accumulation des richesses. Pour lent et complexe que soit ce changement culturel, c'est de lui que pourra émerger cet autre monde possible.
 
 

 
Notas
 
[1] Anabel Rieiro, “Sujetos colectivos y recuperación del trabajo en un contexto de reificación”, in Gestión obrera, op. cit. pp. 161-188.
[2] “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
[3] Esteban Magnani, op. cit.
[4] Laura Vales op. cit.
[5] “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
[6] Flavio Carreto, “La cuestión de la autoridad y el poder en las unidades productivas recuperadas por sus trabajadores”, in 7. Gestión obrera, op. cit. p. 126.
[7] Idem p. 132.
[8] Leticia Pérez,  “Las fábricas recuperadas”, in Gestión obrera, op. cit.  p. 236.
[10] Laura Vales, op. cit.
[11] ““Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, in http://www.recuperadasdoc.com.ar
[12] Ver Raúl Zibechi, “Bachilleratos populares en Argentina: Aprender en movimiento”, CIP Americas, décembre 2009.
[13] “Una fábrica de ideas”, periódico MU n°36.
[14] Idem.
[15] Idem.
[16] Esteban Magnani, op. cit.
 
Sources
 
Esteban Magnani “Autogestión”, Página 12, Buenos Aires, 24 de octubre de 2010.
Facultad de Filosofía y Letras de la Universidad de Buenos Aires, Programa Facultad Abierta, “Tercer relevamiento de Empresas Recuperadas”, octubre de 2010, en http://www.recuperadasdoc.com.ar
“Gestión obrera: del fragmento a la acción colectiva”, Nordan-Extensión Universitaria, Montevideo, 2010.
Laura Vales, “Nacidas de la crisis, lograron afianzarse”, Página 12, 12 de octubre de 2010.
MU, periódico mensual, n°36, Buenos Aires, julio 2010,  “Impa lanza su Universidad de los Trabajadores: Una fábrica de ideas.”
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►Pour en savoir plus :
 
Film Corazón de fábrica sur Zanón (Neuquen), 2008