lundi 28 juin 2010

Un avatar urbain de l’opération Green Hunt*

par Arundhati ROY अरुणधती राय, 12/6/2010. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Alors que le gouvernement indien envisage de déployer l'armée de terre et l’aviation pour mater la rébellion dans les campagnes, il se passe des drôles de choses  dans les villes.
Le 2 Juin le Comité pour la protection des droits démocratiques (CPDR) a tenu une réunion publique à Mumbai. Les principaux intervenants étaient Gautam Navlakha, conseiller de la rédaction de l'Economic and Political Weekly et moi-même. La presse y était en force. La réunion a duré plus de trois heures. Elle a été largement couverte par la presse écrite et télévision. Le 3 Juin, plusieurs journaux, chaînes de télévision et portails de nouvelles en ligne, comme Rediff.com, ont rendu compte de l'événement de manière plutôt correcte. Le Times of India (édition de Mumbai) a publié un article intitulé : «Nous avons besoin d'une idée qui ne soit ni de gauche ni de droite», et l'article du Hindu était intitulé : "Peut-on laisser la bauxite dans la montagne?" L'enregistrement de la réunion est disponible sur YouTube. [Voir les vidéos]. 


L'auteure au meeting de Mumbai
 

Le lendemain du meeting, l'agence Press Trust of India (PTI) a diffusé un compte-rendu éhonté de mes propos. La dépêche de PTI a d'abord été publiée en ligne par l'Indian Express le 3 Juin 2010 à 13 h 35. Titre : "Arundhati soutient les maoïstes et met les autorités au défi de l'arrêter." Voici quelques extraits:

« L’auteure Arundhati Roy a justifié la résistance armée des maoïstes et a mis les autorités au défi de l’arrêter pour son soutien à leur cause pour soutenir leur cause » - «Le mouvement naxalite ne peut être rien d’autre que la lutte armée. Je ne suis pas en train de soutenir la violence. Mais je suis également totalement opposée à une analyse politique méprisante basée sur des atrocités. » (?)
« Le mouvement armé est nécessaire. La voie gandhienne a besoin d'un public, qui est absent ici. Les gens ont débattu longtemps avant de choisir cette forme de lutte », Roy, qui avait salué « les gens de Dantewada » après que 76 policiers ont été fauchés par les maoïstes dans l’ attaque la plus meurtrière contre les forces de sécurité. «Je suis de ce côté de la ligne. Je m’en fiche ... ‘Prenez-moi et mettez-moi en prison’, a-t-elle affirmé. »

Permettez-moi de commencer par la fin du compte-rendu. La suggestion que j’ai salué "les gens de Dantewada" après que les maoïstes avaient tué 76 membres de la Force centrale de réserve de Police  (CRPF) est de la diffamation pure et simple. J'ai clairement fait savoir dans une interview sur CNN-IBN que je considérais la mort des hommes de la CRPF comme tragique, et que je pensais qu'ils étaient des pions dans une guerre des riches contre les pauvres. Ce que j'ai dit au meeting de Mumbai, c'est que je méprisais l'industrie de la condamnation creuse créée par les médias et que, au fur et à mesure que la guerre continuait et que la spirale de la violence montait, il devenait impossible de tirer une quelconque morale des atrocités commises par les deux côtés, si bien qu’une analyse fondée sur les atrocités était un exercice futile. J'ai dit que je n'étais pas là pour défendre la mise à mort des gens ordinaires par qui que ce soit, ni les maoïstes, ni le gouvernement, et qu'il était important de se demander ce que la CRPF faisait avec 27 AK-47, 38 INSAS, 7 fusils semi-automatiques, 6 mitraillettes légères, un fusil Sten et un mortier de deux pouces dans des villages tribaux. S’ils étaient là pour faire la guerre, alors se faire forcer la main pour condamner le meurtre des hommes de la CRPF par les maoïstes signifiait se ranger aux côtés du gouvernement dans une guerre avec laquelle beaucoup d'entre nous n'étaient pas d'accord.

Le reste du compte-rendu de PTI était un fatras malveillant et  idiot sur ce qui s'est dit au meeting. Mon point de vue sur les maoïstes est clair. J'ai écrit longuement à leur sujet. Lors du meeting, j'ai dit que la résistance du peuple contre l’accaparement de terres par les entreprises constituait un éventail de mouvements avec diverses idéologies, dont les maoïstes étaient la partie la plus militante. J'ai dit que le gouvernement étiquetait chaque mouvement de résistance, chaque militant,  comme «maoïste» afin de justifier la manière répressive et militaire dont il les traite. J'ai dit que le gouvernement a élargi le sens du mot «maoïste» pour y inclure tous ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui, toute personne qui ose parler de justice. J'ai appelé l'attention sur les gens de Kalinganagar et Jagatsinghpur qui menaient des manifestations pacifiques, mais vivaient en état de siège, encerclés par des centaines de policiers armés, qui les matraquent et leur tirent dessus. J'ai dit que la population locale a longuement réfléchi avant de décider quelle stratégie de résistance adopter. J'ai parlé du fait que les gens qui vivent dans des villages au cœur de la forêt  ne pouvaient pas recourir à des formes de protestation gandhienne parce que la satyagraha pacifique est une forme de théâtre politique que, pour être efficace, a besoin d'un public sympathique, ce qu’ ils n'avaient pas. J'ai demandé comment les gens qui étaient déjà affamés pouvaient se mettre en grèves de la faim. Je n'ai certainement jamais dit quelque chose comme : « Le mouvement armé est nécessaire. » (Je ne suis pas sûre de ce que cela signifie.)

J’ai continué en disant que tous les divers mouvements de résistance aujourd'hui, indépendamment de leurs différences, ont compris qu'ils faisaient face à un ennemi commun, qu’ils étaient tous du même côté de la ligne, et que j’étais avec eux. Mais de ce côté de la ligne, au lieu de poser des questions seulement au  gouvernement, nous devrions nous poser quelques questions à nous-mêmes. Voici mes mots exacts:

« Je pense qu'il est beaucoup plus intéressant d'interroger la résistance à laquelle nous appartenons, je suis de ce côté de la ligne. Je suis très claire à ce sujet. Je m’en fiche, prenez-moi, mettez-moi en prison. Je suis de ce côté de la ligne. Mais de ce côté de la ligne, nous devons nous retourner et poser des  questions à nos camarades. »

J’ai alors dit qu’alors que les méthodes gandhiennes de résistance ne démontraient pas leur efficacité, les mouvements gandhiens comme le Narmada Bachao Andolan avaient une vision radicale et révolutionnaire du «développement» et alors que les méthodes maoïstes de la résistance étaient efficaces, je me demandais s’ils avaient pensé au  genre de «développement» qu'ils voulaient. En dehors du fait qu'ils étaient contre les ventes du gouvernement à des sociétés privées, leur politique minière était-elle très différente de celle de l'État? Laisseraient-ils la bauxite dans la montagne – ce qui est ce que veulent les gens qui constituent leur base -, ou laisseraient-ils l’exploiter une fois  arrivés au pouvoir?

 J'ai lu le poème de Pablo Neruda, "Standard Oil Company"   qui nous parle de cette vieille bataille.

Le journaliste de PTI qui avait pris soin de prendre la permission des organisateurs d'enregistrer ne peut pas prétendre que sa version est une question d '«interprétation». Il  s’agit d’une falsification flagrante. Curieusement ce compte-rendu vieux d’un jour a été publié par plusieurs journaux dans plusieurs langues et diffusé par des chaînes de télévision le 4 Juin, dont de nombreux journalistes avaient déjà couvert l'événement avec exactitude le jour précédent et étaient évidemment au fait de ce que le compte-rendu était faux. L’ Economic Times  a écrit: «Arundhati Roy, assoiffée de publicité, veut être Aung San Su Kyi ». Je suis curieux : pourquoi les journaux et les chaînes de télévision publient-ils la même info deux fois, une fois correctement et une fois de manière erronée ?

Le même soir (4 Juin), vers sept heures, deux hommes à moto sont arrivés devant à mon domicile à New Delhi et a commencé à jeter des pierres sur la fenêtre. Une pierre a failli atteindre un petit enfant jouant dans la rue. Des gens en colère se sont assemblés et les hommes se sont enfuis. Dans les minutes qui ont suivi, une Tata Indica est arrivée avec un homme prétendant être un journaliste de Zee TV. Il a demandé si c'était la «maison d'Arundhati Roy» et s'il y avait eu des ennuis. De toute évidence il s’agissait d’une mise en scène de «colère populaire» pour alimenter nos chaînes de télévision, qui sont de vrais barracudas. Heureusement pour moi, ce soir-là leur scénario a mal tourné. Mais il y a eu plus. Le 5 Juin le Dainik Bhaskar à Raipur effectué un élément de nouvelles " Himmat ho to AC kamra chhod kar jungle aaye Arundhati " (Si elle a le courage Arundhati doit quitter sa chambre climatisées et venir dans la jungle), dans laquelle Vishwaranjan, le directeur général de La police du Chhattisgarh m'a mis au défi de faire face à la police en rejoignant les maoïstes dans la forêt. Imaginez ça :  le DGP et moi, d’homme à homme. Pour ne pas être en reste, un chef de file du Bharatiya Janata Party de Chhattisgarh, Mme Poonam Chaturvedi a annoncé à la presse que je devrais être abattue à un carrefour, et que tous traîtres dans mon genre devraient être condamnés à mort. (Peut-être que quelqu'un devrait lui dire que ce genre d'incitation directe à la violence est une infraction au Code pénal indien).  Mahendra Karma, chef de la meurtrière milice « populaire » Salwa Judum , qui est coupable d'innombrables actes de viol et d'assassinat, a exigé une action en justice contre moi. Le mardi 8, le quotidien hindi Nayi Duniya signalé que les plaintes ont été déposées contre moi dans deux différents postes de police dans le Chhattisgarh, à Bhata Pada et Teli Bandha, par des particuliers s'opposant à mon « soutien déclaré aux maoïstes ».

 Est-ce ce que services de renseignement militaire appellent des psyops (opérations psychologiques)? Ou est-ce l'avatar urbain de l'opération Green Hunt? Dans lequel une agence de presse  gouvernementale aide le ministère de l’Intérieur  à constituer un dossier sur ceux qu'elle souhaite éliminer, inventant des preuves quand il ne peut pas en trouver ? Ou est-ce que PTI essaye de livrer les plus connus d'entre nous au lynchage de sorte que le gouvernement n'ait pas à risquer sa réputation internationale en nous arrêtant ou en nous éliminant? Ou est-ce juste une façon de forcer une polarisation grossière, un ridicule nivellement par le bas du débat : si tu n'es pas avec "nous", tu es un maoïste? Et pas seulement un maoïste, mais un maoïste bête, arrogant et gueulard. Quoi qu'il en soit, c'est dangereux, et éhonté, mais ça n’est pas nouveau. Demandez à n'importe quel Cachemiri, ou toute jeune musulman qui a été détenu comme «terroriste», sans aucune autre preuve que des compte-rendus infondés de médias. Demandez à Mohammed Afzal, condamné à mort pour «satisfaire la conscience collective de la société.»

Maintenant que l'opération Green Hunt a commencé à frapper aux portes de gens comme moi, imaginez ce qui arrive à des militants et des travailleurs politiques qui ne sont pas bien connus. Aux  centaines de personnes emprisonnées, torturées et éliminées. Le 26 juin est le trente-cinquième anniversaire de l’instauration de l'état d’urgence. Peut-être le peuple indien devrait-il déclarer (parce que le gouvernement ne le fera certainement pas) que ce pays est en état d'urgence. (À la réflexion, a-t-il jamais été levé?) Cette fois, la censure n'est pas le seul problème. La fabrication de nouvelles en est un encore plus grave.
*Operation Green Hunt (Opération Chasse verte) : nom par lequel les médias indiens désignent la vaste opération paramilitaire déclenchée par le gouvernement indien en novembre 2009 dans les cinq États du « corridor rouge » où est implantée la guérilla maoïste [NdT].

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