mardi 30 août 2011

Le mouvement Anna Hazare en Inde : entre faits et f(r)ictions

Kisan Bapat Baburao, connu sous le nom d’ Anna (‘Frère respecté’) Hazare  est un ancien chauffeur de camion de l’armée indienne de 74 ans qui vient de mener une nouvelle grève de la faim à New Delhi contre la corruption, cette fois-ci pour appuyer sa demande que le parlement et le gouvernement indien adoptent sa version de la loi en projet sur le Jan Lok Pal (médiateur des citoyens). Son action a mis le gouvernement indien et le parti du Congrès au pouvoir sur la  défensive. Elle a connu  un certain succès, surtout auprès des classes moyennes urbaines mais aussi auprès d’une grande entreprise de médias qui a été le pionnier indien des « infos payées », offrant aux politiciens de publier des publicités politiques sous forme de « nouvelles » durant les dernières élections générales
Anna Hazare va peut-être durer plus longtemps que d’autres spectacles politiques, vu qu’il table sur le mécontentement populaire vis-à-vis de la corruption. Est-ce le début d’une véritable lutte populaire ou la naissance d’un mouvement autoritaire et messianique ?

Hazare s’approprie l’héritage de Gandhi
Hazare est né dans une famille rurale hindoue et pauvre du Maharashtra. Après avoir vendu des fleurs dans les rues de Bombay – devenue Mumbai – dans son adolescence, il est entré dans l’armée. Il semble qu’il ait eu sa révélation pendant la guerre indo-pakistanaise de 1965 lorsqu’il  fut le seul survivant d’une attaque contre son convoi. Il survécut ensuite à un accident de la route dans les années 1970, quitta l’armée et retourna dans son village natal, Ralegan Siddhi, au Maharashtra. Durant les deux décennies qui suivirent, il fit de Ralegan Siddhi, un village frappé par la sécheresse, arriéré et déprimé, où la seule activité consistait à produire de la gnole illégale, un village fonctionnel et productif.
Ralegan Siddhi devint un modèle pour l’État. Pour éradiquer l’alcoolisme du village, ce saint médiatique fouettait personnellement les ivrognes avec sa ceinture après les avoir attachés, expliquant que ce genre de mesures rudes étaient nécessaires par ce que l’Inde rurale était dure. À partir des années 1990, Anna Hazare engagea une série de confrontations avec le gouvernement de l’État du Maharashtra à propos de la corruption et du droit à l’information, en recourant à l’arme du jeûne. L’année dernière il s’est projeté sur le plan national en exigeant un médiateur (ombudsman) doté de véritables pouvoirs.

Hazare dans une école fondée par lui à Ralegan Siddhi
Cette fois-ci, les Indiens ordinaires ont prêté attention à son message, à cause d’une série de scandales de corruption récents et devant l'apparente absence de volonté d’agir de l’État. L’Inde est un pays corrompu. Plus exactement, l’État indien et ses fonctionnaires sont généralement corrompus. L'utilisation d'une charge publique pour un intérêt privé est presque la norme et il y a un tarif pour chaque service rendu par des institutions publiques, qu’il soit payant ou gratuit, et à tous les niveaux. La corruption est un « business à haut profit et à risque zéro » et pour les pauvres, une extraction de plus-value supplémentaire.
91% de toutes les demandes de pots-de-vin émanent de fonctionnaires. Les vastes coûts des nombreuses campagnes électorales et l’économie néolibérale ont fait des politiciens et des entreprises des partenaires en délinquance. Selon une estimation :
  • L’Inde a perdu 462 milliards de $ en flux de capitaux illégaux entre 1948, au lendemain de son indépendance, et  2008.
  • Ces flux constituent plus du double de la dette extérieure de l’Inde  (230 Mds. $).
  • La fuite totale de capitaux de l’Inde représente  16 .6% de son  PIB.
  • Environ 68% de la perte de capitaux ont eu lieu après l’ouverture de l’économie en  1991.
  • Les "individus à haute valeur nette" et les entreprises privées sont les principaux promoteurs de flux illégaux de capitaux.  
  • La part d’argent que les entreprises indiennes ont déplacé de banques de pays développés vers des “centres financiers offshore” est passée de  36.4% en 1995 à 54.2% en 2009.
Il règne une colère générale contre la corruption, les partis politiques existants suscitent le désenchantement et un consensus est en train d’émerger dans les classes moyennes : il faut un homme fort qui s’attaque au système avec des moyens non-orthodoxes. Anna Hazare semble répondre à cette demande. Il réclame la création d’une agence autonome anti-corruption à l’échelle nationale, dotée de pouvoirs lui permettant de punir les politiciens, Premier ministre compris, les juges et les bureaucrates, sans ingérence du Parlement ou de qui que ce soit. Le gouvernement indien n’aime évidemment pas cette idée et a suggéré une loi alternative, si mollassonne qu’elle n’a satisfait personne.
Quel Indien ayant eu affaire à la corruption peut-il trouver ce mouvement problématique ? Les partis parlementaires sont contre lui, arguant que la loi proposée par Hazare réduirait les pouvoirs du parlement et créerait un précédent qui pourrait encourager d’autres forces à défier l’ État. Ce consensus inclut le parti du Congrès au pouvoir et le principal parti d’opposition, le BJP, nationaliste hindou et anti-minorités. La gauche parlementaire a accepté ce discours : pour elle, Anna Hazare est messianique, donc l’antithèse de la démocratie.
La gauche extra-parlementaire non maoïste, qui est éclatée, sans grande capacité de mobilisation mais néanmoins la plus déterminée à ouvrir des espaces démocratiques, est divisée face à ce mouvement. Elle est d’accord pour convenir qu’il s’agit d’un mouvement élitaire d’Hindous des castes supérieures, qu’il promeut le culte de la personnalité d’Anna Hazare (qu’elle identifie, de manière correcte, comme un homme de droite instinctivement autoritaire), qu’il recourt à des symboles rétrogrades, qu’il n’a aucune vision de la nécessité d’organiser le peuple même s’il joue sur les foules pour faire pression sur le gouvernement, et qu’enfin sa proposition renforce l’État au lieu de le démocratiser.
Élitisme : la‘Team Anna’(‘équipe Anna’), nom sous lequel les medias font le ‘merchandising’ du mouvement, est constituée d’anciens hauts fonctionnaires, d’avocats et de gens de la ‘société civile’ subventionnés par la Fondation Ford. Elle est fortement soutenue par les chaînes de télévision et les réseaux sociaux pour mobiliser les foules. Elle a aussi reçu le soutien de stars de la puissante industrie du cinéma, de leaders religieux-entrepreneuriaux possédant des empires et de grande entreprises.
Culte de la personnalité : la Team Anna a lancé le slogan Anna, c’est l’Inde et l’Inde, c’est Anna (Anna is India and India is Anna). La dernière fois qu’on avait entendu une telle chose, c’était lorsque Indira Gandhi, alors Premier ministre, proclama l’état d’urgence et suspendit tous les droits et libertés en 1975. Son parti utilisa le même slogan (Indira is India, India is Indira) pour écraser toute dissidence. Les gens de la Team Anna n’écoutent pas les autres opinions. Ils n’ont pas engagé de débat avec ceux qui on proposé une démarche différente sur la question du médiateur. Hazare a fait publiquement l’éloge de l’homme le plus haï d’Inde, Narendra Modi, chef du gouvernement de l’État du Gujarat, petit chéri des grandes entreprises et des groupes de médias, organisateur d’un pogrom contre les Musulmans dans son État. Hazara s’est ensuite rétracté mais beaucoup de gens pensent que ce n’était qu’un truc pour paraître politiquement correct.

Pour quelqu’un qui se proclame un homme simple, Hazare a de drôles de supporters branchés
Symbolisme : le mouvement d’Hazare recourt de manière délibérée  à des symboles du passé qui mettent beaucoup de gens mal à l’aise. Arundhati Roy a vivement critiqué cet aspect. Les casquettes d’autopromotion à l’effigie de Gandhi, le grand usage de drapeaux nationaux et de slogans nationalistes ne sont pas bien passés auprès des Hindous de basses castes et des Musulmans, qui voient dans ce mouvement des points communs avec l’agitation menée il y a quelques années par les élites hindoues contre la discrimination positive en faveur de l’emploi d’Indiens des basses castes.
Si la gauche est unie dans le diagnostic, elle est divisée de multiples manières sur la manière de réagir. Arundhati Roy dit que le mouvement risqué de créer une nouvelle couche oligarchique; d’autres qualifient Hazare de fasciste et ses groupies d’islamophobes et d’ennemis des Hindous des basses castes et certains pensent qu’il annonce une époque plus autoritaire.
Ceux qui sont partisans de la participation au mouvement arguent que la gauche devrait y être avec sa voix indépendante, qu’il est à la fois une grande occasion et un danger sérieux, qu’on ne peut pas rejeter un mouvement simplement parce que son leader a un CV qui ne plait pas à la gauche et que le mouvement peut être radicalisé de l’intérieur. Deux organisations populaires éminentes supportent aussi la mission d’Hazare : l’Alliance nationale des mouvements populaires dirigée par  Medha Patkar, qui a mené une lutte épique contre le barrage sur le fleuve Narmada, et la Nouvelle initiative syndicale, un groupe de syndicats indépendants qui argue que la corruption n’a pas le même sens pour les classes moyennes et les classes travailleuses.
Pendant ce temps, Anna Hazare plane au-dessus de tout cela, avec un sourire d’autosatisfaction, installé dans un jardin public de New Delhi sur le podium monté pour lui par le gouvernement même qu’il combat.
 

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