jeudi 3 novembre 2011

Tunisie : des élections démocratiques, le succès d’Ennahdha et les provocations d’un sosie de Berlusconi

par  Annamaria Rivera, 2/11/2011. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le provincialisme, la superficialité, les clichés, voire l'indifférence, avec lesquels de nombreux médias et politiciens  italiens, même de tendances opposées, ont couvert les premières élections démocratiques en Tunisie ne sont pas à la hauteur du rôle crucial que la transition tunisienne a non seulement par rapport à d'autres soulèvements au Maghreb et au Machrek, mais aussi pour les équilibres sociaux et politiques de la Méditerranée et au-delà.
Prenons seulement un exemple. Alors que les commentateurs italiens s’angoissaient en toute hâte pour la victoire écrasante d’ Ennahdha aux élections pour l’ Assemblée Constituante, quelque chose de beaucoup plus inquiétant s'est passé en Tunisie seulement quatre jours après le vote, qui s'est déroulé dans une atmosphère de participation, de fête et d'enthousiasme carrément émouvant. À Sidi Bouzid, la ville de Mohammed Bouaziz, martyr et héros de la révolution, une foule furieuse a assiégé le siège du gouvernorat, a élevé des barricades, a mis le feu au tribunal, à la mairie et à d’autres institutions publiques. Et dans toute la région, des groupes d'agités ont attaqué les sièges d’Ennahdha.


Queue devant un bureau de vote à Tunis le 23 octobre
Il ne s’agissait pas d’une reprise de la révolte populaire, qui avait commencé juste dans cette région, ni d’une insurrection contre la trahison des idéaux révolutionnaires ou contre l'aggravation de la pauvreté et du chômage, qui atteint ici des sommets maximaux. Il s’agissait de tout à fait autre chose : une violente protestation contre la décision de l'ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections) d'invalider le vote dans six circonscriptions en faveur d’ El Âridha Achaâbia (la Pétition populaire), une formation qui n’est devenue visible sur la scène politique que trois jours avant le 23 Octobre. L'inventeur de ce parti - populiste et du genre médiatico-berlusconien - est Hechmi Hamdi, un personnage trouble tout comme sa créature, comme on peut le déduire du portrait en deux épisodes que lui a consacré le quotidien tunisien La Presse : http://www.lapresse.tn/30102011/39498/serial-retourneur-de-veste.html; http://www.lapresse.tn/30102011/39558/a-lombre-du-rcd.html.
Hamdi, natif de la région de Sidi Bouzid, est un milliardaire qui possède, entre autres, un journal et deux stations de télévision basées à Londres. Et c'est de Londres, où il réside depuis 1987, qu’il a dirigé sa campagne électorale parallèle et souterrains. Leader du mouvement islamiste à l'université au début des années 80, puis bras droit de Rachid Ghannouchi, pendant l’ exil de celui-ci à Londres, Hamdi avait rompu avec le leader charismatique d’Ennahdha suite à une obscure affaire de délation. Sa biographie se déroule ensuite avec une constante, le double jeu : soutien à Ben Ali et ouverture de sa télévision aux adversaires les plus acharnés du régime (qui sont régulièrement réprimés en conséquence); liens avec la dictature benaliste et le Soudanais Omar Al-Bachir, dont, selon la rumeur, il serait un agent; et aujourd'hui, la propagande populiste et la relation avec le réseau des cellules dormantes du RCD, le parti de Ben Ali aujourd’hui dissous. C’est surtout cela qui lui a permis d’ obtenir un succès électoral surprenant. Si le vote en sa faveur dans six circonscriptions n’avait pas été invalidé, pour le fait d’avoir bénéficié de fonds privés et d’avoir présenté la candidature de membres de l’ex-RCD, sa liste serait en quatrième position à l'échelle nationale. Et en première position à Sidi Bouzid, où elle a obtenu 48 000 voix contre 19 000 et quelques à Ennhada. Lequel a accusé: derrière la violence il y a des “forces contre-révolutionnaires qui veulent bloquer le chemin de la démocratie.”


Point presse d'Abdelhamid Jelassi, directeur de campagne d' Ennahdha, au siège du parti, au soir du 23 octobre. Photos Fausto Giudice, Tlaxcala
Il y a, derrière les évaluations de la situation politique actuelle en Tunisie qui courent en Italie et dans d’autres pays européens, une paresse intellectuelle, voire de l'ignorance qui amène à se réfugier derrière le vieux schéma de l’épouvantail fondamentaliste, sans se douter que la transition démocratique court des dangers bien plus graves. Entre autres, à proprement parler, un mouvement politique peut être défini comme islamiste s’il a comme objectif explicite la mise en place d'un régime théocratique. Ce n'est pas le cas d’ Ennahdha, un parti de nette inspiration islamique et moralement conservateur, mais aussi partisan du pluralisme démocratique (et aussi libéral en matière économique que réformateur sur le plan social)., Jusqu'à présent, Ennahdha a promis de fait de manière répétée qu’il respectera la liberté de culte, de pensée et d'expression, qu’il défendra le Code du statut personnel et la liberté des femmes, et qu’il n’imposera à aucune d’entre elles un quelconque code vestimentaire. Rien ne garantit qu’il tiendra ces promesses, ne serait-ce que parce qu’en son sein, il abrite un courant radical qui n'est pas facile de tenir en laisse. Mais pour l'instant c'est l'état des choses, du moins en termes de programme et de déclarations officielles.
Plus que le triomphe du parti "islamiste" - une victoire prévue, mais pas si écrasante que cela : 90 sièges sur 217 -, ce qui devrait inquiéter ceux qui se soucient du sort de la transition tunisienne démocratique sont les régurgitations de miasmes du benalisme, sa stratégie basée sur l’infiltration et la provocation, la permanence des vieux instruments de la dictature au ministère de l'Intérieur et dans l'appareil répressif. D’ailleurs, la Pétition populaire n'est pas la seule à avoir réussi à infiltrer les élections démocratique tunisiennes. Il y a aussi la Moubadara (L’Initiative), née d'une scission du RCD, qui a remporté 5 sièges, a, malheureusement pas contestés à ce jour.
Parallèlement à cela, il existe d'autres sources de préoccupation. L'appareil répressif et judiciaire n’a tout simplement pas été épuré des éléments les plus compromis dans la répression des opposants. La pratique des arrestations illégales et même de la torture est toujours en cours. La liberté de la presse n’est que de façade, à quelques exceptions près. Les inégalités sociales et les déséquilibres régionaux sont toujours plus exacerbés. La pauvreté et le chômage continuent d’accabler une grande partie de la population. Le libéralisme qui caractérisait la politique économique et sociale de l'ancien régime n'a même pas été remis en cause ...

Tout cela crée le marécage fétide dans lequel s'ébattent les benalistes et leurs serviteurs habituels. Et c'est sur la désillusion et le désespoir des régions plus pauvres et marginalisées que se base la stratégie en eaux troubles du milliardaire Hamdi. Avant même que l'ISIE annonce l'invalidation de son score dans les six circonscriptions, depuis Londres, il exhortait les habitants de Sidi Bouzid à se soulever contre Ennahdha, qui les aurait qualifiés d’ignorants et de misérables, mais qui était de fait coupable à ses yeux d’avoir refusé toute alliance avec son parti, motivant sèchement  son refus: “Nous concluons des alliances uniquement avec ceux qui ont combattu le régime de Ben Ali.”
Pourtant, la majorité des électeurs tunisiens a de fait récompensé ceux qui représentaient l'opposition nette à l'ancien régime : d'abord Ennahdha, qui l’a payée par des décennies de répression et de persécution, ensuite le CPR (Congrès pour la République) de Moncef Marzouki, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, emprisonné à l'époque de Ben Ali, puis expulsé de son université et finalement contraint à l'exil pendant dix ans.
Le triomphe du parti de Gannouchi peut peut-être s'expliquer par trois raisons principales. La première est celle qu’on vient d ‘évoquer, entremêlée avec les remords d'une partie de la société tunisienne: J'ai voté pour eux - ont dit certains électeurs, jeunes et vieux, à Isabelle Mandraud, envoyée  du Monde - parce que ce sont eux qui ont le plus souffert sous le régime de Ben Ali. Le vote a donc été vécu aussi comme un acte de réparation, comme compensation pour le passé douloureux d'emprisonnements, de tortures, d'exils, avec lequel Ennahdha a payé sa constante opposition au régime. La deuxième raison hypothétique est que ce parti représente pour une bonne part des électeurs la perspective d'un retour à l'ordre, mais sans concessions au style, à la pratique et aux représentants plus ou moins occultes de l'ancien régime: bref,  le changement en douceur et sans précipitatio. Une troisième explication est de type identitaire : les électeurs voulaient se réapproprier le droit de se définir comme musulmans, mis à mal par le benalisme.
Que réserve l'avenir pour la Tunisie ? C’est difficile à prédire. Ce qui est certain, c’est que la Tunisie post-révolutionnaire regorge d'expressions progressistes de la société civile et politique. Le potentiel des nombreuses associations démocratiques et des partis et de gauche n’est donc pas à sous-estimer, même s’ils sont souvent accusés, pas tout à fait à tort, d'être idéologiques, élitistes, divisés entre eux, loin des "masses populaires". Peut-être, une fois insérés dans le jeu démocratique, apprendront-ils les vertus de l'esprit unitaire, de la politique concrète, de la capacité à représenter les besoins des classes subalternes. Mais ce qui est à espérer, surtout, c'est que les classes populaires retrouvent leur rôle de protagonistes, remettant au premier plan les idéaux et revendications qui ont conduit à la défaite du régime benaliste.

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