vendredi 6 juillet 2012

Réflexions amicales dans la crise actuelle-Texte pédagogique



par Antonio Negri. Traduit par  Francesca Martinez Tagliavia, édité par  Fausto Giudice , Tlaxcala 

Leçon donnée à l'Université d’Oxford, Ashmolean Museum, le 12 mai 2012.
1.     Les hommes pour lesquels je ressens une certaine sympathie se sont battus, en Europe, au XXème siècle, autour de trois objectifs : pour le socialisme contre le fascisme ; pour une Europe unie contre l’État-nation ; pour la paix contre la guerre. Les deux premiers objectifs, dans la crise actuelle, semblent avoir été fortement ternis, et les luttes qui se développent maintenant autour d'eux semblent avoir un résultat incertain – et les résultats de celles qui se sont déjà développées, sont soit oubliés, soit dans une crise solide. Quant à la paix, elle est encore là, mais oh combien incertaine !
2.     Le socialisme s'est affirmé en Russie en 1917. Sa victoire locale et son expansion idéologique induisent à l'encerclement des Soviets de la part des puissances occidentales et provoquent d'abord les fascismes (en Italie, en Allemagne, en Espagne, etc.) puis la guerre froide, pour maintenir l'isolement de l'URSS. Même la grande crise de 29 n’arrive pas à affaiblir cette politique conduite par les élites capitalistes et libérales. Celles-ci doivent, au contraire, accepter le keynésianisme comme une politique de confinement « réformiste » des luttes et de l'expansion politique du socialisme. Mais dès la fin des années 30, puis de nouveau dans les années 70, à chaque fois que le « réformisme » s'affirme et atteint des objectifs importants, les élites capitalistes se répètent en expérimentations réactionnaires, optant selon les cas pour la répression ou pour la guerre (chaude ou froide). Après la deuxième -guerre mondiale, les gouvernements européens, contraints à  abandonner les empires coloniaux, à transférer la souveraineté impériale aux States, combinent à diverses sauces leur politiques intérieures, en sens réactionnaire ou réformiste : le but est de toute manière toujours celui de gagner la guerre froide. Leur haine antisocialiste dépasse et excède tout autre objectif. Tout comme les Églises de la fin de la Renaissance contre les révoltes des paysans et contre les anabaptistes, les États capitalistes se sont agités férocement contre les ouvriers et le socialisme – en cédant, en même temps, leur pouvoir à l'empire usaméricain. 
3.     Nous savons désormais que le socialisme soviétique ne perd pas sa bataille sous les coups de l'adversaire libéral, mais parce que, dés le début, il n'a pas réussi à susciter un mouvement victorieux en Europe et parce que, à la fin, il n'a pas été en mesure de produire une transformation sociale et politique continue, à la mesure de la puissance productive qu'ilavait exprimé. Ce n'est pas la première fois que Hercule est étouffé dans le berceau par le serpent qui l'isole encore enfant, et l'enserre, et le suffoque dans son enfance. Mais revenons à nous. Après 17, soviétiques et libéraux européens avaient compris qu'ici en Europe, à l'intérieur du tissu social qui l'avait généré, se développait la bataille pour le succès du socialisme. Ici alors, en Europe, dans les années 20 et 30, le fascisme et les expressions exaspérées des divers nationalismes furent opposés au socialisme. Après la deuxième guerre mondiale, la bourgeoisie européenne va feindre de recueillir les drapeaux de la paix et de l'Union qu'on avait fait tomber jusqu'alors dans la boue. On agite l'idéal d'une Europe unie contre les Soviets. La puissance impériale usaméricaine sollicite le processus d'unification européenne exclusivement en fonction antisoviétique. 

Mais quand l'Europe, après 1989, commence à se constituer indépendamment, développe une économie puissante et un modèle social autonome, impose sa propre monnaie et se présente donc comme concurrente et alternative aux USA sur le marché mondial, alors les Usaméricains se rangent contre l'unité européenne. Se rouvre ainsi, sur le terrain européen, la lutte entre la classe capitaliste recomposée au niveau global et les multitudes européennes : une lutte froide mais décisive, qui suffit pour lancer l'actuelle et profonde crise économique et sociale. Cette crise, l'actuelle, celle qui surgit de la relative solution de la précédente en 2008-2009, est construite et dirigée contre l'union politique de l'Europe. Flagellée par cette crise, l'Europe ne trouve pas, et ne peut trouver de solutions ou d'alternatives dans l'ordre néolibéral. Les USA l'écrasent, pour ne pas être – ayant perdu l'ancienne hégémonie – eux-même emportés par de nouveaux antagonismes impériaux. 


General Intellect, d'Elio Copetti
4.     Au-delà des Etats-nation, dans la crise la classe capitaliste s'était donc recomposée au niveau mondial. Et c'est en effet au niveau mondial qu'on met en acte, en exploitant les nouvelles technologies, un nouveau processus d' « accumulation originaire » sur la base de la transformation postindustrielle du travail, devenu de plus en plus « travail cognitif ». Cette accumulation se produit donc à partir de la privatisation et de l'organisation productive du General Intellect. J'entends par General Intellect l'ensemble de la force de travail cognitive qui s’est substituée, dans la production de la plus-value, à la classe ouvrière industrielle et qui est maintenant exploitée sur l'ensemble du terrain social. Le capitalisme même se modifie d'une manière fondamentale : c'est la finance qui, au niveau mondial, recompose maintenant le commandement du capital. Le banquier et le financier dominent désormais sur l'entrepreneur et sur l'innovateur industriel : la rente se substitue au profit. Les processus productifs sont ainsi transformés, et à la production fordiste, dans l'usine, se superposent l'organisation postfordiste de l'exploitation sur la société et la captation de la plus-value (produite socialement) à travers des mécanismes financiers. 

Sur cette profonde transformation de l'accumulation capitaliste se forme, bien sûr, une nouvelle praxis politique : la gouvernance néolibérale. Par celle-ci, les élites capitalistes veulent, d'un côté, détruire le Welfare State de la classe ouvrière industrielle, qu'elles considèrent désormais comme un corps étranger, le résidu d'un soviet chez elles ; de l'autre, le capital veut organiser l'exploitation entière de la société, assujettir à sa domination la vie des sujets et, en tant que « biopouvoir », il veut dominer tout mouvement biopolitique. Ainsi, à travers des crises fiscales successives, on démolit les rapports de force entre les classes sociales qui caractérisaient encore les sociétés fordistes, et on attaque le progrès économique relatif et les structures constitutionnelles qui, à l'intérieur de chaque État-nation européen avaient, au cours de la deuxième après-guerre, garanti la paix sociale et un certain réformisme politique. Dans ces conditions, à l'intérieur de la crise, l'unité européenne – dont l'idéal et dont les premières concrétisations avaient créé du bien-être et conservé un certain équilibre continental – est non seulement violemment attaquée, mais complètement surdéterminée par une volonté de pouvoir capitaliste réorganisée au niveau global, qui ne supporte plus les résistances qui s'organisaient encore dans les vieux Etats souverains. 
5.     Il convient de reconnaître que la résistance ne peut se déployer que sur un niveau global, mondial. Mais c'est ici, maintenant, que la paix est en danger. L'intérêt capitaliste vis en effet à empêcher tout flux d'initiatives subversives qui puisse, de quelque manière, s'étendre sur de grandes aires géographiques continentales. L'intérêt des opprimés est par contre d'organiser la résistance et les antagonismes au niveau global. La défaite subie par les USA en Amérique Latine s'est révélée importante mais non décisive. En Asie et en Extrême-Orient les tensions sociales et politiques semblent, pour le moment, être contenues par les énormes retards du développement et des équilibres économiques. L'Afrique n’en est encore qu’au début du nouvel affrontement d’envergure qui s'ouvrira bientôt - mais on ne sait pas encore quand - pour l'exploitation de ses territoires. La grande zone de crise est en revanche celle qui va de l'Atlantique aux pays arabes à travers la Méditerranée : c'est, surtout là que la paix est en péril. Et c'est ici que la spécificité de la culture et du développement européens est entrée dans une crise probablement définitive. La succession des efforts et des défaites militaires dans les guerres globales, l'extinction inutile des cris à la Croisade, qui ont tant résonné à partir des années 90, ont simplement montré la misère et l'impuissance des politiques mises en œuvre par la classe politique capitaliste euro-américaine. 

Seule une transformation radicale des élites, seule la généralisation et l'adhésion au projet de l'unité européenne des multitudes européennes auraient permis de modifier cette situation, et peut-être de donner aux classes travailleuses européennes la possibilité de renouveler un projet socialiste puissant – en Europe, donc, où le socialisme est né. Rien ne s'est encore produit : du côté capitaliste, tout mouvement a été suffoqué. Et toutefois – dans ces dernières années – les nouvelles générations ont commencé à bouger, à lutter contre les nouvelles formes d'appauvrissement, de précarité, de pauvreté auxquelles elles sont soumises. Indignées, les nouvelles générations se soulèvent, en pratiquant de nouvelles figures d'insubordination et de lutte. Cette fois-ci, le jeune Hercule peut tuer le serpent.
6.     En relançant le projet européen de la part des gauches, nous insistons sur le fait que, pour maintenir la paix, il faut de nouveau créer et assurer du bien-être. Si nous nous demandons ici : les capitalistes peuvent-ils encore le faire ?, la réponse ne peut être que négative. En effet, à l'entrepreneur s'est désormais substitué le capitaliste financier, au profit la rente, et à l'usine s'est substituée la banque : des fonctions et des comportements parasitaires se multiplient. Les crises se succèdent car il n'y a plus une mesure de la valorisation et parce que, par conséquent, la spéculation devient la seule forme de l'accumulation.
Mais si le capitaliste est désormais étranger à l'organisation de la société, s'il a perdu cette dignité qui consistait à organiser le travail, à anticiper le capital constant et à rendre les marchés intelligents sous son commandement – comment pourra-t-il créer et garantir du bien-être et du progrès ? Il nous semble que cette synthèse de bien-être et de progrès ne pourra se constituer, désormais, qu'à partir de la « nouvelle » force de travail, de cette force de travail qui, en tant que cognitive, peut de manière autonome prendre dans ses propres mains la production même. Elle travaille à travers les langages, les connaissances, les affects – elle produit en mettant en commun le savoir et en agrégeant des éléments singuliers de la communication. Ainsi, elle produit désormais cette excédnce, cette richesse, qu'on appelait, autrefois, plus-value. Mais demandons-nous donc : n'appellerons-nous pas plus vraisemblablement « commun », ce produire « ensemble » des connaissances, des codes, des informations, des affects ? Quand on parle de « commun », on ne parle pas, en effet, seulement de ces richesses déjà disponibles dans la nature (comme l'air, l'eau, les fruits de la terre et tous les autres dons de la nature même), mais on parle surtout des nouvelles formes de production de richesse, de la composition sociale et politique actuelle des forces immatérielles du travail et de la puissance vivante de la subjectivation. C'est à cette puissance que le capital cherche maintenant d'appliquer son instinct vampirique. Aux puissances du commun, sans lesquelles il n'y a plus, à notre époque, de richesse. 
7.     Que peut signifier aujourd'hui, construire un soviet, c'est-à-dire porter la lutte, la force subversive, la multitude, le « commun » dans (et contre) la nouvelle réalité et les nouvelles organisations totalitaires de l'argent et de la finance ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout garder toujours à l'esprit que le capital n'est pas un Moloch, mais bien un « rapport de force » entre qui commande et qui résiste, entre qui exploite et qui produit. La multitude n'est pas simplement exploitée, elle propose au niveau social son autonomie et sa résistance. C'est ici, sur cette relation, que la crise se détermine, c'est-à-dire l'affaiblissement et/ou la rupture du rapport capitaliste.

La crise actuelle s'est en effet produite à la suite de la nécessité capitaliste d'empêcher que la pression sur le revenu ne rompe les rapports de domination, de maintenir l'ordre, en multipliant d'abord sans aucune mesure les quantités d'argent à dépenser dans le seul but de garder les prolétaires de la connaissance tranquilles, puis (dès que la situation est devenue dure et la concurrence insupportable), en leur demandant de restituer ce qu'ils avaient justement gagné, mieux, de « payer la dette » - sous la menace de la misère et du déshonneur. Ceci dit pour que l'on puisse reconnaître que la financiarisation n'est pas une déviation improductive et parasitaire de quotas croissants de plus-value et d'épargne collective, mais bien la forme même de l'accumulation, c'est-à-dire de l'exploitation, opérée par le capital à l'intérieur des nouveaux processus de production cognitive et sociale de la valeur. C'est sur ce terrain que les coûts de la reproduction de la force de travail, du travail nécessaire (et c'est-à-dire de son instruction, de ses formes de vie, de la nouvelle organisation sociale) et bien sûr des luttes ouvrières, ont produit une accumulation manquée de capital et donc la rupture du rapport d'exploitation au niveau social. 

Ceci s'est réalisé car les conditions de valorisation du travail sur base cognitive et biopolitique sont désormais, comme on l’a dit, « communes », tandis que l'accumulation n'est pas seulement « privée » mais elle insiste sur des technologies et des politiques administratives qui, ne réussissant pas à détruire la « puissance commune » de la production, l'oppriment – en en ignorant les droits et la puissance. Comment sort-on d'une crise de ce type ? Seulement à travers une révolution sociale. Tout New Deal envisageable peut seulement consister dans la construction de nouveaux droits de « propriété sociale » des « biens communs ». Un droit qui, de toute évidence, est en train de s'opposer au droit de propriété privée et à ses garanties publiques. 

En d'autres mots, si jusqu'à présent l'accès à un « bien commun » a pris la forme de la « dette privée », à partir d'aujourd'hui il est légitime de revendiquer le même droit sous la forme de la « rente sociale », du « commun ». Faire reconnaître ces droits communs est la seule et juste voie pour sortir de la crise. Pour reconstruire – à travers le travail de la société entière – le progrès et donc, l'espérance de paix. La révolution en Europe est le passage nécessaire pour y affirmer l'hégémonie du commun, et construire ainsi l'unité du pays le plus beau et le plus intelligent que l'histoire humaine ait connu.

 

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