lundi 6 août 2012

Franck Gaudichaud : “L’Amérique Latine reste l’épicentre de l’altermondialismeˮ


par Àlex Romaguera, Traduit par  Pascale Cognet, édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Original català: Franck Gaudichaud: “L’Amèrica Llatina continua sent l’epicentre de l’altermundisme 
Traduction disponible :
Español

Quelles sont les tensions entre les nouveaux pouvoirs et les mouvements sociaux d’émancipation en Amérique latine ? Quel rôle jouent les USA ou l’Union Européenne dans la région ? Voici quelques questions que se pose ‘Le Volcan latino-américain’ et son coordinateur [NdT : «  Le volcan latino-américain : Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme au Sud du Río Bravo », livre publié sous la direction de Franck Gaudichaud]. Franck Gaudichaud répond à quelques-unes d’entre elles dans une interview publiée en Catalogne par l’hebdomadaire Directa.

L’Amérique Latine est un enchevêtrement de mouvements indigènes et mouvements de base  qui s’évertuent à infléchir la tendance qu’ont les gouvernements progressistes installés sur le continent au cours de la dernière décennie à causer d’infinis préjudices sur les communautés et l’écosystème,  la majorité d’entre eux restant  soumis à un système de production extractiviste, aux mains des multinationales.


Franck Gaudichaud à la Maison de la Solidarité de  Barcelone. Photo Robert Bonet
C’est également le tour d’une nouvelle génération de jeunes et de collectifs d’envisager de dépasser dans le contexte actuel, le modèle d’Etat centraliste sur lequel beaucoup de pays de la zone se sont forgés.  C’est un scénario de possibilités, non exempt de menaces, dont nous parle abondamment Franck Gaudichaud, politologue, éditeur de la section chilienne du site Rebelión  et coordinateur de l’ouvrage « El volcán latinoamericano » (Le Volcan latino-américain). Une radiographie, premier ouvrage de la nouvelle maison d’édition  Otramérica, dans laquelle vingt auteurs des deux côtés de l’Atlantique présentent un panorama de la carte hétérogène latino-américaine  du point de vue de la gauche et dont  Gaudichaud, professeur en Sciences Politiques de l’Université de Grenoble 3,  analyse tous les tenants et aboutissants.
 
Dans le prologue du Volcan latino-américain, tu dates de  1998 le début de la période historique dans laquelle se trouve plongée l’Amérique latine. Que se passe-t-il à partir de cette année-là ?
Il est toujours difficile de choisir une date, mais, si nous prenons comme référence le changement d’un cycle, 1998 pourrait être choisie comme le point d’infléchissement vers des positions de gauche dans tout le continent. Surtout suite à l’accession  de Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, quoique qu’il serait également juste de se référer au soulèvement zapatiste de 1994. En tout cas, au cours de la décennie 90, nous assistons à la reformulation de nouvelles gauches à partir de phénomènes importants et d’expériences de mobilisation sociale. Les secteurs qui ne comptaient pas dans la société commencent à avoir une influence parce que malgré le pouvoir de l’oligarchie, ils veulent être des acteurs de la vie publique. Apparaissent également de nouveaux acteurs institutionnels dans chaque pays, comme par exemple le MAS (Mouvement vers le Socialisme) d’Evo Morales en Bolivie.
 
Quelques-uns de ces acteurs se réclament du  «  Socialisme du 21ème siècle ». S’agit-il du grand mouvement du changement ?
C’est plutôt un slogan symbolique, mais jusqu’à présent, il ne s’agit pas d’une rupture avec le capitalisme, comme ce fut le cas pour la révolution sandiniste au Nicaragua, le castrisme à Cuba ou potentiellement le processus de pouvoir populaire pendant le gouvernement de Salvador Allende au Chili. En tout cas, il concentre des dynamiques de  renforcement de nature anti-impérialiste et des réformes démocratiques et sociales de grande envergure. Nous l’avons ainsi constaté en Bolivie, en Equateur et au Venezuela. Plutôt qu’une rupture frontale avec la logique capitaliste, je dirais qu’elles tendent vers des modèles post-néolibéraux, puisqu’elles maintiennent des accords avec les multinationales pour leur faciliter des  parts de pouvoir et l’accès aux ressources.
 
N’existe-t-il pas une possibilité de créer un modèle propre ?
La plupart des pays d’Amérique Latine partent avec une croissance dépendante, reposant  en grande partie sur l’industrie extractive des ressources naturelles, par exemple du pétrole et sur la production intensive des céréales et autres aliments. La question est donc de savoir comment surmonter ces dépendances du capital transnational et comment créer un modèle productif à la fois adapté aux besoins des communautés et respectueux de l’environnement.
 
L’accord de l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), né en 2004 à l’initiative du Vénézuela et de Cuba est-il une tentative de recherche d’alternative ?
Il situe dans l’agenda le projet d’intégration à échelle régionale, ayant vocation d’aller plus loin qu’une simple union économique, comme se contentaient de le faire le Traité de Libre-échange, le Mercosur et autres propositions de tendance libérale. Il recherche la complémentarité en tenant compte des asymétries  entre les pays et des échanges entre eux, sans oublier les îles caribéennes. Pour le moment, cependant, il s’agit d’une initiative en réaction aux USA, très intéressante mais qui n’aborde pas les véritables défis que connaît l’Amérique latine, entre autres raisons  par manque de soutien de grands pays comme le Brésil.
 
Quels sont les défis que tu mettrais en avant ?
L’obtention d’un changement profond à l’échelle régionale  qui signifie intégrer des pays comme le Brésil qui, -pour le moment- a ses propres plans stratégiques, ou plutôt dont la classe dominante a d’autres plans. Ensuite, quand ces pays seront en état intérieurement de répondre et d’écouter les mouvements sociaux qui font le pari d’aller plus loin que les réformes en vigueur et veulent rompre avec le modèle extractiviste et développementiste que conservent leur gouvernements progressistes. Cette tension  entre gouvernements nationaux-populaires réformateurs et mouvements sociaux se fait sentir, dans la dernière période, en particulier au Venezuela, en Equateur et en Bolivie. Il ne faut pas oublier que certains mouvements peuvent être simplement corporatistes ou y compris obéir à des intérêts conservateurs, comme cela s’est produit en Bolivie avec le mouvement autonomiste de la  ‘Media luna ‘ [le ‘croissant’ des 4 provinces orientales ‘sécessionnistes, NdE] qui prétend séparer les régions riches des régions pauvres.
 
Le cas du Pérou où Ollanta Humala réprime les communautés qui s’opposent à l’industrie minière est exemplaire de cette dépendance…
Humala se définit comme un nationaliste et, dès le départ, il avait une vision  nationale-interclassiste qui  reniait les gauches et les droites, comme il l’a déclaré à maintes reprises. Il continue à s’ouvrir  aux multinationales entraînant une grande fracture avec les mouvements qui l’avaient appuyé. Le conflit Conga et le projet funeste d’extraction à ciel ouvert de  Yanococha résume parfaitement ce qui se passe dans les autres régions de l’Amérique Latine : les populations luttent pour défendre leurs droits face à quelques gouvernements parfois teintés de progressisme, qui choisissent de préserver les privilèges des investisseurs étrangers. C’est là que se livre la bataille pour la défense du milieu et pour un système productif plus durable.
 
En Argentine, le gouvernement de Cristina Fernández renâcle à reconnaître le droit du peuple mapuche à gérer ses ressources. Reproduit-il les mêmes insuffisances ?
C’est un des sujets en souffrance auquel est confronté l’Amérique Latine, conjointement à la décolonisation intérieure. La création de sociétés réellement plurinationales et démocratiques en  est encore à ses balbutiements, après  des siècles de pouvoir colonial et malgré des avancées importantes avec des processus constitutifs avancés en Bolivie, en Equateur et au Venezuela. Ceci explique que le processus de reconnaissance des droits indigènes soit assez lent dans des pays de la région andine et encore davantage en Amérique Centrale. On voit cela de façon encore plus criante au Chili où le peuple mapuche s’oppose aux entreprises hydro-électriques ou forestières qui détruisent leurs terres et la biodiversité. Cette lutte  place les États oligarchiques, centralistes ou fédéraux devant leurs contradictions connues depuis  le 19ème siècle. Ce serait également le cas du Mexique avec la lutte zapatiste au Sud du pays.
 
Sur  l’ingérence étrangère : Sommes-nous encore aux temps des dictatures qui reçoivent le soutien des USA, comme ce fut le cas pour le Chili avec le Plan Condor ?
L’interventionnisme continue d’exister mais il a changé et il s’est réarticulé. D’abord, avec l’intégration de nombreux pays dans le marché international via la signature du TLC (Traité de libre -échange) et également par le biais du Plan Colombie, permettant  aux USA de trouver un allié pour imposer leur stratégie de domination, un peu à l’image d’Israël au Moyen-Orient. Ce schéma explique la présence de la Quatrième Flotte dans les eaux de la zone et aussi les tentatives de coup d’État contre Hugo Chávez au Venezuela en 2002 ; peu après, l’essai de déstabilisation en Bolivie ; l’expulsion de Manuel Zelaya de la présidence du Honduras en 2009, ou maintenant, au Paraguay,  la destitution de Fernando Lugo. Il faut ensuite y ajouter le soft power, c'est-à-dire, les tentatives d’influence sur l’opinion publique- par exemple au cours des processus électoraux- à travers les grands médias capitalistes. Les Etats-Unis d’Amérique ont investi de gros moyens dans ce domaine dans le but d’induire des comportements prédéterminés dans la population , créant également dans le même but des lobbies, des ONG , des mouvements sociaux  et des groupes financiers.
 
Dans la bataille entre cette offensive néolibérale et la nouvelle gauche qui se réclame des mouvements populaires, il semble que la jeunesse et  les femmes jouent un rôle important. Qu’en pensez-vous ?
Sans doute. L’Amérique Latine a été l’épicentre de l’altermondialisme et nous le voyons encore avec l’apparition  d’une nouvelle génération d’étudiants, de femmes et de syndicats de travailleurs. Au Chili, est apparu un mouvement très important contre le modèle hérité de la dictature et géré actuellement par le président conservateur multimillionnaire Sebastián Piñera ; en Colombie, on a réussi à stopper un plan similaire, et au Mexique, il faut noter l’irruption du mouvement « Yosoy132 » (je suis le 132ème) qui sont des expressions d’indignation qui, à l’instar de beaucoup d’autres apparues ailleurs partout le monde, interpellent  les partis traditionnels, le capitalisme financier et  remettent en cause le mépris des institutions à l’égard des secteurs subalternes.
 
Cette éclosion de mouvements peut-elle s’organiser à l’échelle régionale ?
Différents axes de mobilisation transversale pourraient favoriser cela : par exemple, la défense de la souveraineté alimentaire. De nombreux peuples et organisations paysannes commencent à se rendre compte des effets catastrophiques du Traité de Libre Echange (TLC) signé par quelques États latino-américains avec les USA et l’Union Européenne. Le Mexique lui-même, pays en pointe dans la production du maïs, est obligé d’en importer des USA, et perd sa capacité productive. La lutte contre la crise climatique et ses effets favorise également des expériences intéressantes de revendications du ‘Buen vivir’ (« Bien Vivre ») autrement dit du respect de la biodiversité et la « Pachamama », comme en Bolivie ou dans la zone du Yasuní, dans la forêt amazonienne équatorienne,  déclarée  zone exempte d’exploitation pétrolière. Certainement, ces luttes ne réussiront pas à rompre du jour au lendemain avec la logique d’extraction et de développement, ces peuples ont besoin de développer des services publics, des infrastructures, etc…, mais ils projettent une transition écologique possible qui nous conduit à un nouveau paradigme  énergétique et de vie. 
 
Quant au Brésil, est –il envisageable qu’il se joigne à ce contre-pouvoir anti-impérialiste ?
Comme l’a dit Ignacio Lula Da Silva, le Brésil n’est plus un pays émergent  mais « émergé ». Un pays mondialement influent, un pays clé au G20, qui dans le contexte actuel de crise apporte sa contribution au Fonds Monétaire International pour aider ses amis européens. Il ne semble pas qu’il veuille participer au  contrepouvoir des gauches radicales, mais  d’une certaine façon il a bien servi de soutien à plusieurs reprises aux gouvernements de Chávez ou d’Evo dans la région.
 
Tend-il vers des thèses socio-libérales ?
Oui, exactement. Il opte pour la voie économique traditionnelle des « avantages comparatifs » et choisit de profiter de sa position de ‘géant’ possédant d’immenses ressources et terres pour offrir des millions d’hectares à Monsanto et à d’autres. Mais il ne s’agit pas seulement de cela : il a créé ses propres « multilatinas » [NdT : entreprises multinationales d’Amérique Latine], qui lui permettent de faire pression sur ses associés. En quelque sorte, le Brésil est devenu un « sous-empire », clairement hégémonique par rapport aux autres pays d’Amérique du Sud. Cela, tout en ayant été une référence dans des processus de démocratie participative, de l’altermondialisme ou grâce à la Lutte du Mouvement des Sans Terre (MST), mouvement toujours mobilisé.
 

 
A quoi attribues-tu cette position ?
Il possède une des bourgeoisies les plus fortes du continent, avec laquelle le Parti des travailleurs a collaboré bien volontiers,  ce qui lui a permis une accumulation du capital qui a  accentué les différences entre les plus riches et les plus pauvres. Il est certain que l’extrême pauvreté a reculé   de façon conséquente en termes généraux mais pour le moment, il ne contribue pas à la logique post-néolibérale à laquelle aspirent les peuples et mouvements dans d’autres pays d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud.
 
Tu es quand même optimiste quant à l’avancée d’un nouveau modèle économique et politique sur le continent ?
Nous verrons bien. Il existe clairement un débat entre les gouvernements qui de façon quasi ‘naturelle’ pariaient sur le néo-développement ou le néo-libéralisme et une partie des mouvements populaires. Le Venezuela bolivarien allié aux conseils communaux, l’Argentine des entreprises occupées, ou la Bolivie liée aux autonomies indigènes ont donné une impulsion essentielle à cette dynamique continentale, même si d’immenses différences existent entre les pays et les régions. Nous voyons maintenant  que quelques -uns des gouvernements les plus radicaux ont pris des distances avec les processus d’émancipation venus de la base, c’est pourquoi, nous devrons voir si cette tension s’accentue ou bien, si au contraire, encore une fois, les alternatives se profilent au cœur même du calendrier, «  en démocratisant la démocratie » et en créant des expériences de pouvoir populaire. Il faut faire confiance au féminisme, aux étudiants, aux femmes, aux travailleurs, au mouvement pour la souveraineté alimentaire et la réforme agraire, aux peuples indigènes, pour rendre cela possible, et, plutôt que de s’institutionnaliser, ils pourront être le moteur du changement et de la construction d’alternatives.
 
Que devrait apprendre l’Europe de ce volcan latino-américain qui commence à émerger ?
L’Amérique Latine est un bon miroir pour les pays européens qui vont devoir faire face à la crise parce que, dans les années 80, elle a déjà connu les plans d’ajustement qu’essaient d’appliquer le FMI et la Troïka en Europe. L’Amérique Latine a démontré qu’on pouvait combattre en se mobilisant et en revendiquant des sorties de crise plus justes. L’Equateur, par exemple, a bien montré qu’on peut annuler une partie de la dette avec un appui plus offensif d’un gouvernement et avec des mouvements sociaux. L’Argentine aussi a fait la même chose quand elle a annulé partiellement la dette. Si ces pays du sud ont démontré leur capacité à s’imposer-bien que partiellement- au monde financier international, les peuples européens, peuvent aussi  le faire, depuis le centre du capitalisme-monde. Les expériences populaires peuvent également servir de miroir dans l’objectif de construire des coopératives, des médias communautaires, des usines occupées et autres projets alternatifs et égalitaires. L’Amérique Latine nous montre qu’il est possible de construire des passerelles à partir du cadre social en direction du monde politique en proposant des alternatives à l’échelle nationale et continentale.

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