jeudi 21 février 2013

Colombie: Prisons ou déchèteries humaines ?

Traduit par  Pascale Cognet, édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala

En août 2012, les prisonniers de guerre de la prison La Dorada (Caldas) ont expliqué à l’opinion nationale que trois détenus étaient morts  dans un laps de temps de trois mois sur ce site de réclusion .L’inattention médicale les a tués sans pitié. Il s’agissait de JAMES ALBERTO GIRALDO CHIQUITO, décédé le 8 mai,  LUIS CARLOS FLORES VILLAREAL, décédé le  17 août et WENLLY ALEXANDER ZULETA MURIEL, assassiné le 8 août. Wenlly est mort après avoir reçu 59 coups de couteau d’un autre détenu  alors qu’il se trouvait à deux mètres du poste de garde du pénitencier.

 Pénitencier La Dorada, Caldas
Environ 9500 prisonniers politiques connaissent le calvaire de la vie dans le système pénitencier colombien, qui dans la réalité est devenu un labyrinthe de tortures, de vexations et de mort pour les reclus de toute nature. 90% des prisonniers politiques sont des acteurs civils incarcérés dans le but inavoué de démanteler les organisations populaires et d’écraser la dissidence populaire face à l’injustice sociale qui existe en Colombie. Les 10% restant sont des prisonniers politiques et de guerre soumis à l’utilisation du système judiciaire et pénitencier comme arme de dissuasion et de punition contre-insurrectionnelle.
Le panorama carcéral est fait d’entassement, de puanteur, de suicides, de maladies infectieuses, d' assassinats perpétrés par les matons comme l’ont dénoncé les détenus du quartier 7 de la prison de La Dorada en octobre 2011 (l'assassin a été le soldat de première classe GALLO), il montre des prisonniers aveugles, estropiés, paralytiques ou encore morts faute de soins médicaux, situation qui n’est pas résolue par des recours en justice car les juges ne sanctionnent pas les contrevenants.
 
Pénitencier d’ Acacías, Meta

L’iniquité qui règne se manifeste par l’inattention médicale, les mises au mitard collectives pouvant aller jusqu’à soixante-douze heures, la faim, les coups, les gaz lacrymogènes à foison, les brimades et humiliations, la violation du droit à une procédure équitable, au milieu d’une dangereuse collusion criminelle armée entre l’INPEC dirigé par le sinistre général Ricaurte Tapias, le Ministère Public, les juges et les procureurs, sans qu’il soit possible de le dénoncer dans la mesure où presque 100% des plaintes des détenus sont mises au placard  sous prétexte qu’il n’y a pas de preuves pour faire avancer les recherches.
Le 8 janvier 2011, José Albeiro Manjarrez est mort dans sa cellule, rongé par un cancer de l’estomac. Aucun moyen, pas même celui de la grève de ses camarades de prison  n’a réussi à contraindre l’INPEC à lui dispenser  des soins médicaux. Après sa mort, ils l’ont inscrit à la morgue comme personne non identifiée alors qu’ils avaient eu tous les renseignements par ses proches et ses amis. Ceux-ci n’ont jamais été informés de son décès.
Des noms comme ceux d'Arcecio Lemus, Ricardo Contreras, Jhon Jairo García, Jonathan Snith Aria, Yovani Montes, Luis Fernando Pavoni, Oscar de Jesús Pérez, parmi d’autres cas qui dépassent la dizaine font partie de la liste des morts pour cause de tortures, de mauvais traitements et de manque de soins médicaux, à quoi il faut ajouter la persécution vicieuse contre les familles des dirigeants révolutionnaires qui sont mis en prison.
Dans les prisons colombiennes, plus de 400 prisonniers sont mutilés et plus de 400 sont en phase terminale, sans qu'on leur accorde une réduction de peine.
Pénitencier de Palogordo, Girón


Dans ces prisons, devenues de véritables déchèteries humaines du fait de l'indolence et de la perfidie du régime, les détenus ne sont pas séparés par catégories, ce qui est une manière d'encourager de façon préméditée des bagarres pouvant entraîner la mort de prisonniers politiques et de guerre, ou encore leur intimidation permanente.
La Loi 65/93 stipule que dans le traitement carcéral les rapports avec la famille sont un élément décisif pour faire avancer le processus de resocialisation mais au contraire, ces centres pénitenciers ont été conçus de manière à ce que le noyau familial soit détruit puisque par le bon vouloir de l’INPEC on les place délibérément à 4, 6, 10 et même 24 heures de distance de leurs régions d’origine. La possibilité qu’ils puissent voir leurs êtres chers et proches est écartée.
Sédentarité forcée à 100%, usage frauduleux du téléphone, privation de l’information, transferts dans des conditions réservées aux animaux  et entassement le plus inhumain que l’on puisse imaginer : jusqu’à 500% des capacités dans des prisons comme Bellavista. La capacité de Rioacha est de 100 prisonniers, et ils sont 512, à La Modelo, la contenance est de 2950, mais ils sont 7965 concentrés là. A la prison de la Tramacúa de Valledupar, il fait 40° et 1350 prisonniers crèvent de chaud, ne pouvant dans le meilleur des cas avoir accès à l’eau qu'au plus 15 minutes par jour. Voilà les violations des droits humains, flagrantes, éhontées et perverses commises par le gouvernement sans qu’il manifeste la moindre velléité de changement.
 



Nous demandons que le gouvernement s’engage à renoncer à  cette voie perfide qui consiste à laisser les lésions des blessés de guerre entrainer leur immobilité et une perte des capacités physiques et fonctionnelles de leurs membres. Nous réclamons la liberté pour les malades en phase terminale ou qui souffrent de cancers.
Nous demandons au gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire et humanitaire dans les prisons du pays, de permettre un contrôle public, sans secrets ni cachotteries et de prendre des mesures d’urgence qui éviteront au moins la mort des prisonniers qui sont en situation de santé extrême.


Nous demandons au gouvernement, s’il a une once d’humanité et de sérieux, de répondre devant l’opinion nationale à nos dénonciations.
DÉLÉGATION DE PAIX DES FORCES ARMÉES RÉVOLUTIONNAIRES DE COLOMBIE-ARMÉE DU PEUPLE  (FARC-EP)
La Havane, République de Cuba
Siège des Dialogues pour la Paix avec Justice Sociale pour la Colombie
10 Février 2013
 

lundi 18 février 2013

Le réquisitoire de Chokri Belaïd

Le lundi 23 janvier 2012 avait été marqué en Tunisie par une série d'agressions barbares ciblant des avocats, des journalistes et des universitaires venus soutenir en marge d'un procès inquisitoire contre une chaîne de télé la liberté de création et d'expression.
Ce jour-là, une foule d'islamistes embrigadés par les cheikhs du fascisme religieux s'est rameutée à Tunis autour du tribunal qui jugeait Nessma TV et son directeur -pour la diffusion de Persépolis. Aux yeux des prisonniers de la pensée unique, ce film iranien est impie et le directeur de Nessma TV, "apologiste de l'art impie", mérite le bûcher. Pour rappel, ce procès de la honte répondait à une poursuite judiciaire engagée par des soi-disant avocats, une centaine de ceux qui portent indûment la robe de la profession, d'obédience nahdhaouie. Il rappelle à juste titre la Hisba remise au goût du jour en Égypte, une censure religieuse draconienne dirigée contre tout ce qui s'appelle création artistique et littéraire, toute œuvre s'écartant des passages cloutés islamistes.
A leur sortie de l'audience, plus d'un de l'élite éclairée tunisienne engagée contre l'importation de la Hisba en Tunisie se sont vus conspuer, subir insultes et crachats, agresser physiquement, menacer de mort et de lynchage par la foule fanatisée, qui ressuscitait ce jour-là les tristement célèbres scènes de la sainte inquisition chrétienne du Moyen âge.
Invité le soir même au plateau de Nessma TV, feu Chokri Belaïd prononce cet inoubliable réquisitoire, énergique et accablant, contre "les ennemis jurés de l'intelligence tunisienne."
Le présent document audio-visuel du plus haut intérêt mérite d'être consulté et partagé sur les réseaux sociaux, les blogs et tout ce qui s'apparente aux pages de contre-pouvoir médiatique par tous les défenseurs de la démocratie et du progrès.
A. Amri
12 février 2013
NDLR Basta!: Les fanatisés ne sont pas les seuls ennemis de l'intelligence tunisienne. Il faut poser la question : qui manipule qui ?

vendredi 15 février 2013

Jean-Luc Mélenchon à Alger : lapsus et questions en attente de réponses

Il a animé mardi une conférence à l’Institut français d’Alger
Jean-Luc Mélenchon : “La repentance ? Une belle perte de temps”
 

 par Arab Chih, Liberté, 14/2/2013


Il a qualifié la Révolution algérienne de “guerre civile”. Une de ces formules à l’emporte-pièce, à la Mélenchon, qui n’a pas manqué de susciter quelques grincements de dents.

S’il n’a pas été aussi prolifique en coups de gueule que d’habitude, et s’il semblait avoir mis, lors de son passage mardi à l’Institut français d’Alger (IFA), de l’eau dans son vin en troquant son verbe tranchant et critique contre un langage diplomatique lisse et sans saillies, le leader du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, n’a néanmoins pas démenti sa réputation de parleur à l’emporte-pièce. “Vous êtes assez subtils pour deviner qu’étant de passage à Alger, je n’ai naturellement pas l’intention de m’exprimer sur la situation en Algérie”, a-t-il souligné tout au début de sa conférence.
S’il s’est gardé de critiquer ouvertement le gouvernement algérien et encore moins les autorités de son pays, M. Mélenchon a distillé, subtilement il est vrai,  quelques piques. Au cours de sa conférence comme pendant le point de presse, le leader du Front de gauche a répété à l’envi qu’il est un patriote français qui aime son pays. Une manière, peut-être, de suggérer qu’il n’y a pas lieu de trop espérer une quelconque critique de sa part à l’égard du gouvernement Hollande.
La repentance de la France pour  les crimes coloniaux commis en Algérie ? Il ne veut pas en entendre parler, allant même jusqu’à qualifier la focalisation sur cette question de “belle perte de temps”.
“Je pense que ça serait une belle perte de temps. La France, c’est aussi moi, et moi je n’ai martyrisé personne, ni mes ancêtres (…) Je pense que c’est une perte de temps totale et un subterfuge pour ne pas parler d’autre chose, des problèmes auxquels nous sommes confrontés”, a-t-il soutenu. “Je ne me laisse pas entraîner dans des machins pareils”, a-t-il ajouté. Mais là où le grand tribun de gauche à titillé son monde, c’est quand il a qualifié la Révolution algérienne de simple “guerre civile”.
Une de ces formules à l’emporte-pièce, à la Mélenchon, qui n’a pas manqué de susciter quelques grincements de dents. Sans plus.

“Optimiste pour la Tunisie”

N’est-il pas gêné par le fait que les relations algéro-françaises se résument presque aux seuls gros contrats pour les entreprises de l’Hexagone ? “C’est qu’il doit y avoir un manque des deux côtés, non ? La vie des nations est faite aussi de contrats”, a-t-il rétorqué, avant de renouer, un petit moment, avec son style cassant : “Si les Algériens ne sont pas contents des contrats, ils n’ont qu’à en signer d’autres avec d’autres pays.” Du pur Mélenchon. M. Mélenchon ne comprend pas les reproches faits par l’opposition algérienne au président français qui, lors de sa visite en Algérie, s’était contenté de discussions avec les officiels. “Qu’est-ce qu’elle veut ? Que nous intervenions ? Ce n’est pas sérieux, je trouve que c’est une critique qui n’a pas de sens. Si les gens ne sont pas contents, ils doivent aller voter. Vous avez des libertés civiques, il faut en profiter”, a-t-il conseillé.
Autres conseils donnés aux Algériens : s’opposer à l’exploitation du gaz de schiste et à l’accord de libre-échange qui rentrera en vigueur en 2020.
Décidé à ne planter à partir d’Alger la moindre hallebarde dans le dos du gouvernement français, M. Mélenchon a refusé de qualifier d’“erreur” la guerre française au Mali, même s’il n’a pas caché son scepticisme devant l’argumentaire déroulé par les autorités de son pays pour soutenir cette décision.
“Je pense que c’est une position discutable, j’ai posé des questions, j’attends les réponses et quand je les aurai, je vous dirai si c’était une erreur ou pas”, a-t-il répondu à une question d’un journaliste.
“Il y a des questions qu’un citoyen responsable doit poser. La première, c’est au nom de quoi agit-on ? Les motifs ont changé à plusieurs reprises, tantôt c’était une résolution de l’ONU, tantôt c’est une demande du gouvernement malien qui n’avait lui-même aucune légitimité”, a-t-il expliqué.
Pour ce qui est de la révolution tunisienne, le leader du Front de gauche a refusé de parler d’“échec” et s’est dit optimiste pour l’avenir du pays du jasmin. “La révolution est un processus, les Tunisiens n’en ont pas fini avec leur Constituante. Ils font preuve d’un sang-froid extraordinaire alors qu’on vient de leur tuer un de leurs leaders”, a-t-il soutenu. “Je suis un optimiste pour la révolution tunisienne, et je juge très sévèrement les donneurs de leçons, ceux qui écrivent que la Tunisie sombre dans le chaos”, a-t-il encore asséné.

***
L'agenda de Mélenchon ce vendredi à Rabat:
  • Rabat - rencontre avec la Voie Démocratique
    vendredi 15 février 2013
    10h30
  • Rabat - Rencontre avec l'Union Socialiste des Forces Populaires
    vendredi 15 février 2013
    12h30
  • Conférence sur l'écosocialisme à Rabat
    vendredi 15 février 2013
    18h30


jeudi 14 février 2013

En librairie le 14 février : Jungle Blues, de Roméo Langlois

208 pages - 17,90 euros
Le 28 avril 2012, embarqué dans un hélicoptère par des militaires colombiens, Roméo Langlois s’apprête à filmer une opération de démantèlement de laboratoires artisanaux de pâte de coca, quand le commando tombe dans une embuscade des Farc.
« Bien sûr qu’on va vous relâcher, lance le guérillero en pansant ma blessure, et sur laquelle fond déjà une nuée de moucherons. — Mais quand ? — Impossible de le dire. Peut-être dans une semaine, un mois, un an… »
Quand il reçoit son « kit d’otage » (brosse à dent, sac à dos, bottes en caoutchouc…), le journaliste français Roméo Langlois perd l’espoir d’une libération immédiate. Durant le combat qu’il a filmé, entre un commando antidrogue et des membres des Farc, plusieurs soldats sont morts. Lui-même gravement blessé au bras par un tir de AK 47, il a été capturé par les guérilleros. Déclarations incendiaires des dirigeants colombiens, mensonges des militaires, campagne présidentielle en France… En quelques jours, l’affaire se politise dangereusement. L’épreuve risque de durer. Après avoir couvert pendant dix ans le drame des otages, le journaliste est passé de l’autre côté du rideau d’arbres.
RoméoLanglois (c) Sophie Daret
Roméo Langlois (c) Sophie Daret
Finalement, il ne restera que 33 jours aux mains des Farc. Un mois de marches dans la jungle, de cabanes paysannes en campements clandestins, harcelé par les moustiques, l’oreille collée à une radio bon marché.
Dans ce récit, Langlois revient sur cette « petite éternité » traversée au cœur de la Colombie invisible : un immense maquis constellé de champs de coca, survolé nuit et jour par les avions et hélicoptères militaires, dont les pistes boueuses et les villages n’apparaissent pas sur les cartes. Qui sont les Farc ? Pourquoi, plus de vingt ans après la fin de la guerre froide, de jeunes paysans colombiens prennent-ils les armes au nom de l’idéologie communiste ? Comment ces hommes et ces femmes tapis dans la jungle ont-ils pu résister à la vaste campagne militaire menée par Bogotá et les États-Unis ? Une paix est-elle possible, dans ce pays ravagé par la corruption et l’économie de la drogue ?
L’auteur alterne le récit de sa détention, succession de situations critiques et d’échanges parfois cocasses avec ses geôliers, avec des réflexions sur le journalisme de guerre et une analyse du conflit fratricide qui, depuis 50 ans, déchire la Colombie.

Équateur : ’’révolution citoyenne’’, modèle extractiviste et gauches crititiques-Entretien avec Alberto Acosta, candidat de l’Unité Plurinationale des Gauches à l’élection présidentielle

par Franck Gaudichaud, ContreTemps, 2/2/2013. Traduit par  Robert March
La « révolution citoyenne » en Équateur est l’un des symboles des expériences post-néolibérales sud-américaines et le gouvernement de Rafael Correa est souvent évoqué comme une référence par de nombreuses gauches européennes. Les prochaines élections présidentielles auront lieu dans ce pays le 17 février 2013, dans une conjoncture politique où l’opposition conservatrice a été incapable de présenter une candidature unique et alors que le gouvernement conserve une très forte avance dans les enquêtes d’opinions, mais avec une baisse notable après 6 ans de pouvoir. Il y a deux ans, nous avions établit un premier bilan critique de l’expérience équatorienne au cours d’une conversation avec l’intellectuel et ex-président de l’Assemblée constituante, Alberto Acosta |1|. Ce dernier est désormais candidat à la présidence au nom de l’Unité Plurinationale des Gauches [Unidad Plurinacional de las Izquierdas], coalition qui regroupe une dizaine d’organisations allant du centre-gauche à la gauche radicale, dont Pachakutik (parti indigène considéré comme le bras politique de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur - CONAIE) et le Movimiento Popular Democrático, d’origine maoïste et possédant une implantation syndicale notable (en particulier dans le secteur de l’éducation). L’occasion pour ContreTemps de poursuivre la conversation et le débat fraternel que nous avions initiés et de comprendre les évolutions en cours au sein du champ politique équatorien.
Critiques de gauche à la « Révolution citoyenne »
F. Gaudichaud : Alberto, nous sommes au cœur d’un processus politique et électoral national en Équateur avec la tenue des élections présidentielles en février prochain. Tu as été une figure éminente de l’Alianza País [la coalition qui a porté Rafael Correa au pouvoir en 2007], ministre de l’Énergie et des Mines, président de l’Assemblée constituante, et tu prends maintenant la tête d’une candidature d’opposition de gauche au gouvernement du président Rafael Correa. Que s’est-il passé ? Comment expliquer cette situation et ta propre trajectoire personnelle ?
A. Acosta : Le gouvernement de Rafael Correa ressemble fort aujourd’hui à un mauvais conducteur de bus... un conducteur qui met son clignotant à gauche alors qu’en réalité il tourne à droite. Le gouvernement de Correa n’a maintenant plus rien d’un gouvernement de gauche, rien a fortiori d’un gouvernement révolutionnaire et moins encore d’un gouvernement « des citoyens ». C’est un gouvernement qui a perdu sa boussole en chemin et qui prétend maintenant détruire l’une des plus importantes conquêtes de notre histoire récente, la constitution de Montecristi, approuvée par la majorité du peuple équatorien en septembre 2008. Les violations de cette constitution par le gouvernement du président Correa sont multiples et je pourrai passer des heures à les exposer.
C’est le même président qui, il y a quatre ans, défendait cette constitution en la présentant comme « la meilleure du monde » et en affirmant qu’elle durerait « trois cents ans », qui déclare aujourd’hui qu’elle définit trop de droits, qu’elle est « hyperprotectrice » et qu’il faut donc la modifier. Ne dirait-on pas le discours que tiennent les gouvernements néolibéraux pour remettre en cause des lois contraignantes parce qu’elles garantissent les droits des citoyens et des consommateurs ? Correa s’est converti en un personnage qui ne veut plus défendre une constitution que lui même a contribué à élaborer et à approuver. Telle est l’évolution actuelle du gouvernement équatorien.
F. G. : Mais sur la scène internationale et dans les rangs d’une grande partie de la gauche de nombreux pays, en particulier en France, on le présente comme un gouvernement progressiste, conséquent, réformateur, en action. Le gouvernement de la « révolution citoyenne » apparaît comme porteur d’une changement social, qu’on pourrait qualifier de « post-néolibéral ». Il est vrai, et j’ai pu le constater ici à Quito comme ailleurs dans le pays, qu’il y a eu des avancées concrètes dans plusieurs domaines : une réforme progressiste de la fiscalité, des progrès sociaux réels et visibles, des politiques publiques à l’attention des secteurs les plus pauvres, de grands travaux d’infrastructures, en particulier dans les régions les plus délaissées par l’État (une partie de la région côtière ou amazonienne...)
A. A. : Les réformes que tu évoques sont bien réelles. Si on devait comparer le gouvernement Correa à ceux qui l’ont précédé, on conclurait qu’il est certainement meilleur, mais les précédents étaient si mauvais que cette comparaison s’apparente à une insulte. Si tu me demandes si le gouvernement de Correa est meilleur que celui de Gustavo Noboa, celui de Lucio Gutiérrez ou d’autres du même style, je te répondrai oui, mais je te demanderai à mon tour : quel en est le mérite ? Nous qui nous sommes engagés dans le projet de changement, qui était à l’origine celui de l’Alianza País, nous ne voulions pas seulement que le gouvernement soit meilleur, mais qu’il transforme aussi les structures du pays, qu’il engage une véritable révolution démocratique fondée sur la participation citoyenne. Avec l’Unité plurinationale (UP) nous défendons aujourd’hui un programme où le gouvernement doit prendre ses décisions de façon démocratique, participative, consensuelle, et qui rejette la personnalisation du pouvoir, l’autoritarisme et le caudillisme qui caractérisent le gouvernement actuel.
F. G. : On peut lire sous la plume de certains auteurs de la gauche critique vis-à-vis de Correa, que ce gouvernement aurait des « traits autoritaires ». En quoi cela te paraît-il justifié alors que la « révolution citoyenne » se manifeste par un processus électoral démocratique et une dynamique sociale qui a même ouvert des instances de consultation de la population ?
A. A. : C’est vrai qu’il y a eu de nombreux épisodes électoraux et des référendums au cours de ces dernières années, mais les élections ne garantissent pas la démocratie. Rappelons-nous ces tyrans et ces dictateurs qui organisent des élections, des plébiscites pour accréditer une légitimité institutionnelle. Cela dit, je suis loin de remettre en cause les processus électoraux auxquels ont participé nos citoyens, mais je dis que cette démocratie devrait notamment se préoccuper de donner aux opposants, pour présenter leurs positions, un même accès aux moyens d’information que celui dont dispose le gouvernement, et se demander si l’utilisation de l’appareil d’État par le parti au gouvernement ne rend pas illégitime le processus électoral. Notre projet va au-delà de la démocratie représentative et des plébiscites, où les moyens de l’État sont utilisés de façon disproportionnée pour formater l’information adressée aux citoyens. Je vais être direct : il n’y a plus aujourd’hui, dans ce gouvernement, la moindre forme de décision impliquant les citoyens. C’est pourquoi nous exigeons une démocratie radicale. Je peux te paraître utopique, mais si tu vivais ici à longueur d’année, tu verrais combien la propagande gouvernementale est caricaturale et combien, comme l’avaient théorisé il y a longtemps déjà des intellectuels antifascistes de l’École de Francfort comme Adorno et Horkheimer, « la propagande manipule les hommes. En criant " Liberté ! ", elle se contredit elle-même. » Dit autrement, le mensonge est inhérent à la propagande. C’est ce qui permet que tant de droits constitutionnels soient bafoués, même les plus fondamentaux, comme le droit au travail ou le droit à la protestation, pourtant reconnus dans notre constitution.
Pour illustrer les violations du droit du travail, je te donnerai l’exemple du décret présidentiel 813 qui stipule « l’achat de renoncements obligatoires » pour les fonctionnaires. Cela a produit une logique perverse de licenciements qui a déjà exclu du service public des milliers de fonctionnaires et qui continue à sévir. Aucun gouvernement néolibéral ne s’était permis de procéder de la sorte au licenciement massif de fonctionnaires. Autre exemple, il y a un peu plus d’un an, le président Correa a mis son veto à la loi sur le commerce de détail qui garantissait à tous les commerçants concernés – qui sont la majorité – la sécurité sociale et d’autres avantages. Et son gouvernement, tout comme les autorités locales, continue à s’en prendre aux travailleurs informels dans la rue en confisquant leurs marchandises, en contradiction avec la constitution. En ce qui concerne le droit de protestation, il y a actuellement plus de deux cents dirigeants populaires poursuivis et même accusés de « sabotage » et de « terrorisme », en application de lois qui datent des gouvernements oligarchiques, alors que notre pays n’est pas touché par le terrorisme. Le droit de s’opposer est bafoué et il y a dans les prisons équatoriennes plus d’une dizaine de jeunes détenus sans justification légale. Voilà des faits qui démontrent que nous n’avons plus à faire à un gouvernement révolutionnaire et, j’irai jusqu’à dire, même pas un gouvernement de gauche.
De quelle révolution parlons-nous ? Les droits régissant l’autonomie des pouvoirs locaux et la décentralisation sont systématiquement bafoués. Nous sommes résolument favorables à un retour en force de l’État, alors qu’il a été réduit à sa plus simple expression après quasiment trois décennies de néolibéralisme, mais nous ne voulons pas que cet État restreigne les compétences des départements et des municipalités, comme c’est le cas aujourd’hui où il les écrase dans un nouveau processus de centralisation. Le gouvernement de Correa met en place un État hobbesien qui remet en cause les droits civiques. Un État qui, entre autres incongruités, édicte l’interdiction de boire une bière ou une bouteille de vin le dimanche. Tu considères que ces faits sont le propre d’un gouvernement révolutionnaire ? Moi je pense que c’est plutôt caractéristique d’un gouvernement de nature conservatrice.
« Socialisme du XXIe siècle » versus « extractivisme du XXIe siècle »
F. G. : Alors pour toi, et l’alliance que tu représentes dans ces élections, ce gouvernement aurait vraiment cessé d’être un gouvernement « de gauche » ?
A. A. : En Équateur, nous voyons notre Président et ses ministres entonner tous les samedis le « Hasta siempre Comandante Che Guevara », mais nous voyons aussi qu’il n’y a pas de réforme agraire, alors que notre constitution interdit les latifundiums, l’appropriation et la privatisation de l’eau. Le Président en personne a dit et répété en de multiples occasions, qu’il ne croit pas à la réforme agraire parce que – comme pourrait le déclarer n’importe quel propriétaire d’hacienda équatorien – « distribuer la terre, c’est distribuer la misère ». La concentration des terres en Équateur est très forte (l’indice de Gini est de 0,81). Celle de l’eau l’est encore plus (les petits paysans représentent 86 % des exploitations irriguées et ne contrôlent que 13 % de l’eau d’irrigation, et les grands propriétaires terriens en contrôlent 64 % alors qu’ils ne représentent que 1 % des exploitations). C’est un pays où la terre et l’eau sont concentrées entre très peu de mains tandis que plus 50 % des indigènes, en majorité paysans, ont des conditions de vie misérables. Ce que je dis n’est pas contradictoire avec l’existence de progrès dans divers domaines. Mais cela tient aussi au fait que ce gouvernement est celui qui dispose des plus grandes ressources budgétaires de toute l’histoire de l’Équateur grâce, entre autres, à la manne pétrolière liée à l’augmentation du prix du brut sur le marché international. C’est ainsi qu’il a pu développer une politique d’assistance – mais pas de transformation – qui a fait basculer un certain nombre de secteurs sociaux dans ses réseaux clientélistes. Il y a des contradictions considérables dans cette politique et la concentration de la richesse entre très peu de mains est difficile à justifier pour un gouvernement qui, au pouvoir depuis six ans, se prétend « révolutionnaire ».
Ainsi, 10 % des entreprises contrôlent 90 % de la distribution. La plupart des activités économiques sont très concentrées : 81 % du marché des boissons non alcoolisées est contrôlé par une seule entreprise ; de même, une entreprise possède à elle seule 62 % du marché de la viande ; cinq exploitations (aux mains de trois propriétaires) contrôlent 91 % du marché du sucre ; deux entreprises 92 % du marché de l’huile ; deux entreprises encore 76 % du marché des produits d’hygiène ; et je pourrais allonger la liste avec d’autres secteurs de la production et de la distribution. Les profits des cent premières entreprises ont progressé de 12 % entre 2010 et 2011 et atteignent le montant astronomique de presque 36 milliards de dollars. Il faut aussi souligner que les bénéfices des entrepreneurs ont crû de 50 % entre 2007 et 2011, plus que durant les cinq années précédentes sous un gouvernement néolibéral... Il est vrai que, par disposition constitutionnelle, la banque et les banquiers ne peuvent plus détenir d’actifs autres que ceux qui relèvent de leurs activités spécifiques, mais cela n’a pas empêché la croissance soutenue des bénéfices des banques privées. Pour l’exercice 2011, compte tenu de la liquidité de l’économie équatorienne, le secteur bancaire a accru ses bénéfices de 52,1 % par rapport à l’année antérieure. De janvier à décembre 2011, la banque privée a enregistré des bénéfices supérieurs à 400 millions de dollars. Au cours des cinq années du gouvernement de Rafael Correa, la moyenne annuelle de ces bénéfices avoisine les 300 millions. Curieusement, plus de 40 % des dépôts à vue et à échéance fixes de la COFIEC, une entité financière de l’État, ont été déposés au Banco de Guayaquil, qui était présidé par Guillermo Lasso jusqu’à ce qu’il se porte candidat aux prochaines élections, banque qui a par ailleurs le privilège de faire partie de celles qui gèrent le « bono de desarrollo humano » [une aide financière de l’État pour les familles nécessiteuses].
Il faut voir jusqu’où s’étend le pouvoir des grands groupes capitalistes équatoriens : la constitution de Montecristi interdit la culture des transgéniques dans notre pays et Correa se propose aujourd’hui de l’autoriser en réformant la constitution. Dans l’intérêt de qui ? Il existe une entreprise nationale qui représente Monsanto en Équateur, qui contrôle 62 % du marché de la viande et qui pourrait en être la grande bénéficiaire. Les chiffres que j’avance sont des données officielles provenant des services de l’État. Si certains analystes politiques – ici ou au-delà de nos frontières – s’entêtent à caractériser ce gouvernement comme un gouvernement « de gauche », cela ne fait qu’illustrer la situation déplorable où se trouve la gauche à l’échelle internationale. Quand ce gouvernement s’emploie à élargir l’extraction pétrolière à de nouveaux territoires et développer à grande échelle l’industrie minière, plutôt que de parler de « socialisme du XXIe siècle », il faudrait parler de l’« extractivisme du XXIe siècle ». Au lieu de transformer l’économie nationale en un système de production dynamique qui crée des emplois et exporte des produits à valeur ajoutée, ce qui diminuerait la dépendance vis-à-vis du capital transnational, ce gouvernement reste dépendant des transnationales et fournit ses ressources naturelles pour répondre aux exigences du marché capitaliste mondial. Tu crois vraiment qu’on peut penser construire le socialisme en fournissant au système capitaliste global les matières premières comme le pétrole et les minerais, en alimentant, qui plus est, leurs opérations spéculatives ?
F. G. : Certes. Mais nous savons aussi qu’un petit pays dépendant et sous-développé comme l’Équateur doit utiliser ses ressources naturelles pour répondre aux immenses besoins sociaux et à la pauvreté que lui a laissés en héritage la « longue nuit néolibérale ». Quelles sont tes propositions pour lutter contre l’« extractivisme » et comment construire une alternative populaire et démocratique à ce modèle de développement incontestablement prédateur et insoutenable ?
A. A. : Avec la gauche qui est en dehors du gouvernement de Rafael Correa nous pensons qu’il est indispensable d’être clair sur la question de l’extractivisme et que cela exige une politique sans ambiguïté. Il faut d’abord mettre de l’ordre dans la maison. La production de pétrole de l’Équateur se fait à un coût social et environnemental très élevé. Nous exportons du pétrole et nous importons des dérivés du pétrole. En 2011, nous en avons importé pour 4 millions de dollars. C’est beaucoup d’argent, je dirais même beaucoup trop. Un pays qui extrait du pétrole mais doit en importer des dérivés vit dans une situation absurde. Il faut engager une politique de modernisation des infrastructures de raffinage, ce qui passe par la réhabilitation et l’augmentation des capacités de la raffinerie nationale d’Esmeraldas. On aura certainement besoin d’une autre raffinerie et il faudra réexaminer ce qui a été fait avec la raffinerie du Pacifique. Si la poursuite de ce projet s’avère correspondre aux besoins du pays, alors il faudra s’assurer que l’erreur dans le choix de sa localisation n’affecte pas gravement l’environnement. Ce gouvernement est en place depuis six ans. Qu’en est-il de la nouvelle raffinerie ? Et de la remise en état de celle d’Esmeraldas ? Rien n’a été fait.
Mais le problème est plus grave encore. Nous brûlons les dérivés du pétrole, y compris ceux que nous importons, pour produire de l’électricité. En six ans, la construction de centrales hydroélectriques a très peu avancé. On continue à ne pas exploiter correctement l’énergie solaire ni la géothermie. On a un peu avancé dans l’énergie éolienne mais la politique menée ne permet pas une utilisation performante de cette énergie. En matière fiscale, le gouvernement a engagé des réformes importantes mais très insuffisantes. Non seulement le taux d’imposition en Équateur (14 %) est bien inférieur au taux le plus élevé des pays de la région (22 %) mais, en outre, l’évasion fiscale s’élève encore à 40 %. Ceux qui possèdent le plus devraient être ceux qui paient le plus d’impôts, surtout si on considère le niveau de concentration économique que je viens de décrire. Si la pression fiscale atteignait chez nous le niveau actuel de la Bolivie, nous aurions les ressources suffisantes pour financer les investissements et les dépenses publiques, sans miser sur des projets extractivistes comme ceux de la méga-industrie minière, qui se font au prix d’une irresponsabilité écologique effarante pour les générations futures et ne remplissent même pas les objectifs économiques qu’on leur attribue. En Europe, la pression fiscale est supérieure à 40 %, aux États-Unis elle atteint 36 % et quelque 50 % dans un pays comme la Suède. Et même si les impôts ont augmenté sous ce gouvernement, je réitère ma question : tu penses que ce gouvernement est révolutionnaire ? Faire des réformes, c’est corriger les défauts du système en vigueur, mais être révolutionnaire c’est donner le pouvoir à d’autres acteurs.
Le pari de l’Unité plurinationale des Gauches
F. G. : Quel programme défendez-vous collectivement face à cette situation ? Tu peux nous présenter l’Unidad Plurinacional et les perspectives concrètes que vous avancez ?
A. A. : L’Unidad Plurinacional de las Izquierdas (Unité plurinationale des gauches) est née comme réponse à un gouvernement qui s’éloigne de ses principes fondamentaux et en vient à violer systématiquement la constitution. L’UP a commencé à regrouper divers secteurs progressistes et des mouvements sociaux pour faire face aux agressions du gouvernement. Notre première apparition collective s’est faite à l’occasion de la consultation populaire organisée par le Président en 2011. Les forces regroupées aujourd’hui dans l’UP se sont rassemblées dans la campagne « Cette fois-ci, c’est Non, monsieur le Président » qui s’adressait aux citoyens avec un message très clair : cessez vos pratiques autoritaires, monsieur le Président, nous n’acceptons pas que vous instrumentalisiez la justice contre l’indépendance des pouvoirs de l’État. Quelques mois plus tard, nous avons adopté une plate-forme en douze points et c’est ce qui nous a servi de référence pour organiser la mobilisation populaire lors de la « marche pour la vie, l’eau et la dignité des peuples ». Cette mobilisation a été un succès important pour les mouvements sociaux qui ont su résister aux provocations, à la répression et à la contre-manifestation organisée par le gouvernement de Correa, comme avait pu le faire son prédécesseur, Lucio Gutiérrez.
En août 2012, l’UP s’est engagée dans un processus insolite en Équateur, l’organisation de primaires pour désigner son candidat à l’élection présidentielle et six pré-candidats, dont moi-même, ont fait campagne dans tout le pays. Alors que j’avais été choisi comme candidat pour l’élection de 2013, le Conseil national électoral (CNE), un organisme dont on serait en droit d’attendre une totale indépendance vis-à-vis de l’État, a mis en cause les accords qui officialisaient l’appartenance à l’UP de ses deux principales composantes politiques, Pachakutik et le MPD (Mouvement populaire démocratique). Il faut dire qu’aussi bien le Président que les porte-parole du CNE sont liés au parti officiel, dont le président est un ancien ministre de Correa et le vice-président un politique au service de l’actuel ministre des Affaires étrangère. Nous sommes retournés à la rencontre des citoyens pour recueillir les signatures nécessaires et montrer une nouvelle fois au gouvernement que nous ne nous laisserions ni intimider, ni bâillonner. Cet obstacle surmonté, nous avons déposé nos candidatures le 13 octobre 2012. Notre rassemblement a permis la constitution de 34 listes sur les 36 possibles aux niveaux national, provincial et des citoyens de l’étranger, à quoi s’ajoute, bien sûr, la candidature à l’élection présidentielle.
Actuellement, nous sommes engagés avec la société civile et les mouvements sociaux organisés dans l’élaboration d’un programme de gouvernement, ce qui passe par des rencontres avec les citoyens d’un bout à l’autre du pays et le tissage d’innombrables formes de soutien à notre politique, qui est très proche des positions fondamentales que défendait à l’origine la révolution citoyenne. Curieux paradoxe, non ?
F. G. : Malgré tout, les sondages et les enquêtes d’opinion indépendantes témoignent que Rafael Correa bénéficie toujours d’une popularité très forte, même après ces années au pouvoir. N’aurait-il pas été plus efficace politiquement d’essayer de regrouper une gauche radicale au sein d’Alianza País (AP) et d’essayer de disputer à Correa l’hégémonie sur la majorité des classes populaires, en formulant des propositions alternatives en tant qu’aile gauche de l’AP ?
A. A. : C’est effectivement une question que je pourrais inclure dans un livre que j’écrirai un jour sous le titre « Réflexions post-mortem »... Comme nous tous mortels, cher ami, j’ai commis beaucoup d’erreurs dans ma vie et j’en commettrai sans doute d’autres. Penser aujourd’hui que j’aurais dû rester à l’intérieur de l’AP, pour m’y battre contre un régime de plus en plus autoritaire et un dirigeant qui, faisant peu de cas de la démocratie interne, se transforme en caudillo, c’est soutenir une option vaine. Non, nous sommes là, engagés avec les uns et les autres dans une dynamique d’opposition de gauche à un gouvernement qui prétend être ce qu’il n’est pas.
F. G. : Pour pouvoir construire une alternative radicale de gouvernement et un pouvoir démocratique contrôlé « par en bas », nous savons bien qu’il est nécessaire de forger des espaces politiques en s’appuyant sur les secteurs populaires mobilisés et organisés. Quels sont vos rapports avec les mouvements sociaux ?
A. A. : Nous sommes en excellente relation avec les mouvements sociaux qui subissent aujourd’hui les attaques du gouvernement. En les agressant, en les criminalisant, en essayant de les diviser et de les contrôler, le gouvernement commet une des plus graves erreurs historiques. Si c’était la droite qui l’emportait en février, ce que je ne souhaite pas, l’affaiblissement de la capacité de résistance acquise historiquement par les mouvements sociaux serait l’héritage le plus désolant que lui laisserait ce gouvernement. Tu conçois qu’un gouvernement qui se dit révolutionnaire, au lieu de renforcer les organisations sociales et de donner plus de pouvoir aux citoyens, s’attache à les affaiblir ?
F. G. : Si on compare la situation du mouvement social – notamment le mouvement indigène – avec les grandes luttes contre le néolibéralisme des années 1990-2000, on ne peut que souligner une certaine démobilisation, une certaine apathie, une fragmentation. Des sociologues (et des proches de Correa) réfutent l’accusation que le gouvernement aurait affaibli le mouvement social. Ils font plutôt valoir que les luttes auraient atteint une fin de cycle ascendant et que, par ailleurs, avec sa politique post-néolibérale, le gouvernement a su répondre à nombre de revendications portées par les mobilisations collectives de la période précédente.
A. A. : Tu crois que c’est une question de fin de cycle si les dirigeants les plus critiqués du mouvement indigène, un Antonio Vargas en Amazonie ou un Miguel Lluco dans la région centrale, jouent le rôle de rempart du parti officialiste au sein du mouvement indigène ? Si les agents de ce gouvernement s’emploient à acheter les communautés indigènes à coups de chèques provenant de la rente pétrolière ? S’il y a plus de deux cents dirigeants de mouvements sociaux poursuivis sous l’accusation de sabotage et de terrorisme dans un pays où tout le monde sait que plus aucun groupe armé n’existe depuis des années ? Pour ma part, j’ai la conviction que nous avons à faire à une stratégie gouvernementale pour intimider, diviser et affaiblir les mouvements sociaux.
Quelles perspectives écosocialistes en Equateur ?
F. G. : Si nous nous plaçons maintenant dans une perspective stratégique plus large, disons à moyen ou long terme, crois-tu qu’il est possible de construire une perspective post-néolibérale, avec des objectifs anticapitalistes et écosocialistes clairs, dans la situation que connaît l’Équateur aujourd’hui ?
A. A. : Non seulement je le crois possible, mais je le crois aussi indispensable. Sinon il n’y aura pas d’avenir pour notre pays, pas d’avenir pour la démocratie, pas d’avenir pour une vie digne. Je dis que c’est indispensable parce que nous devons avancer dans une voie alternative pour transformer la société. En Équateur, comme dans d’autres pays de la région, nous faisons face à une situation post-néolibérale, mais pas post-capitaliste. Cela doit être très clair pour nos amis de l’étranger. Nous considérons très positivement le fait que notre pays ne soit plus sous la coupe du Consensus de Washington, mais il y a maintenant d’autres contraintes qui viennent de la Chine, principalement en matière de crédits. Le problème tient au montant des crédits accordés par la Chine et à leur importance pour notre pays. C’est une question d’un grand intérêt. C’est pourquoi avec l’UP nous avons proposé de compléter et d’actualiser l’audit de la dette extérieure et nous nous engageons à inclure dans cet audit les crédits accordés par la Chine et tout autre crédit qui pourrait être contracté. Il n’est pas non plus superflu de parler des conditions de ces crédits qui ont trait aux gisements de pétrole, aux gisements de minerai, aux grandes infrastructures, et qui sont des crédits à des taux d’intérêt très élevés (des prêts à plus de 9 % pour le financement du méga-projet [hydroélectrique] de Sopladora).
Il faut reconnaître à ce gouvernement des avancées par rapport aux précédents, mais quels changements structurels réels se sont-ils produits au cours de ces six années ? Pour ce qui est de la structure des importations et des exportations, il n’y a pas de changement. Au contraire, on a laissé croître rapidement le déficit commercial hors pétrole, qui atteint près de 8 milliards de dollars. Le gouvernement essaie maintenant de prendre quelques mesures, avec lesquelles je suis d’accord, mais elles sont insuffisantes parce qu’elles ne touchent pas à la structure économique, ni au modèle d’accumulation, ce que le Président reconnaît lui-même. Je voudrais aussi relever des questions sur lesquelles l’échec du gouvernement de Correa est patent, par exemple celle de la production. Non seulement il n’y a pas de changement structurel, mais le pays reste dépendant des matières premières, la logique de la dépendance se maintient et nous gardons une économie de rentiers et d’oisifs où les investissements productifs sont dérisoires. L’échec est général. C’est encore vrai en ce qui concerne la sécurité des citoyens, la lutte contre la violence et la criminalité. Les indices dans ce domaine ont connu une croissance vertigineuse. Il est vrai que si l’augmentation de la violence et de l’insécurité ne relève pas de la seule responsabilité du gouvernement – je pense au crime organisé à l’échelle mondiale – la carence de réponse de l’exécutif en la matière n’en est pas moins indiscutable.
F. G. : Quelles seraient les conditions minimales pour engager un processus démocratique permettant de passer de la dynamique actuelle d’ordre post-néolibérale à une dynamique anticapitaliste post-extractiviste ?
A. A. : Pour élaborer une feuille de route permettant un changement réel du système dans une conjoncture comme la nôtre, nous pouvons nous appuyer résolument sur la constitution de Montecristi. Elle dispose de plusieurs points-clé : d’une part, une série de droits qui dessinent le pays que nous devons construire – notre projet de vie en commun et le modèle de société future ; de l’autre, et pour donner réalité à cet objectif, il faut construire des institutions qui garantissent les droits des citoyens, à l’opposé des attaques contre les institutions auxquelles s’est livré le gouvernement ces dernières années. La constitution interdit, par exemple, la concentration des terres dans le latifundium et l’appropriation de l’eau. Cela devrait obliger un gouvernement qui se veut cohérent avec le mandat constitutionnel à redistribuer la terre et l’eau. De même, notre constitution énonce des obligations spécifiques relatives à la souveraineté alimentaire. Ce n’est pas une question anodine dans la mesure où tout modèle de production agricole applicable à notre pays devrait être pensé dans le contexte de la souveraineté alimentaire. Mais c’est contradictoire avec la politique actuelle liée aux bio-carburants et aux semences transgéniques, que le gouvernement veut introduire.
Ce qu’il nous faut en réalité, au contraire, c’est une véritable réforme agraire, une politique qui réponde aux besoins des petites et moyennes entreprises dans les campagnes comme en milieu urbain, des coopératives, des associations, des communautés et tous ces projets associatifs et communautaires qui sont aujourd’hui marginalisés. Le minimum qu’aurait pu faire ce gouvernement, c’était de mettre toute cette économie populaire et solidaire sous la responsabilité du ministère de l’Économie et pas de celui de l’Insertion sociale comme c’est le cas actuellement. Les petites et moyennes entreprises génèrent 76 % de l’emploi en Équateur et les petites entreprises qui représentent 95 % de l’ensemble des établissements ne participent qu’à hauteur de 16 % dans les activités de commerce à l’échelle nationale. Telle est la réalité du pays. Les changements réels n’ont pas eu lieu.
F. G. : Et le projet de construire le « Buen Vivir » [le Bien vivre] et le Sumak Kawsay, dont se réclament aussi bien des dirigeants importants du gouvernement (tels René Ramirez) que l’opposition de gauche, il s’inscrit dans cette perspective ?
A. A. : Avec la politique actuelle du gouvernement, il est impossible de parvenir au Buen Vivir. On va en sens inverse et le « mal vivir » [le mal vivre] s’aggrave. Si tu ajoutes que la politique du gouvernement a généré beaucoup de rancœur et d’angoisse chez les citoyens, nous allons vers un pays où le « mal vivir » va de pair avec une situation qui laisse beaucoup à désirer d’un point de vue démocratique.
F. G. : Si, comme c’est le plus probable, Rafael Correa est réélu à la Présidence en février 2013, comment conçois-tu, avec l’alliance que tu représentes, le nouveau cycle politique qui s’ouvrira alors en Équateur ?
A. A. : Espérons d’abord que la droite sera battue... C’est vrai que Rafael Correa bénéficie d’une forte popularité, si on en croit les sondages, mais il ne faut pas oublier que lors de la consultation populaire de mai 2011, alors que sa popularité approchait les 80 %, il n’a recueilli que 47 % des votes. Quoi qu’il en soit, l’avenir pour la gauche politique et sociale équatorienne sera dans la poursuite des luttes. Nous savons que notre action ne s’arrêtera pas avec les élections et c’est pourquoi nous avons dit que le problème ne se limite pas à gagner contre Correa. Gagner les élections est important mais pas ce n’est pas suffisant, parce que notre but est de transformer notre pays.
Notes
|1| « Équateur : un gouvernement de rupture ? Entretien avec Alberto Acosta », ContreTemps, N°8, 2010, pp. 65-74. Lire également : F. Gaudichaud, « Équateur. De la « révolution citoyenne » à la transformation sociale ? », Inprecor, n°541-542 septembre-octobre 2008 (en ligne sur : http://orta.dynalias.org/inprecor/home).
 

mercredi 13 février 2013

L'homme qui a tué Ben Laden raconte l'opération et sa désillusion de retour au pays

par Atlantico, 12/2/2013

Aujourd'hui, le “Navy Seal” qui a éliminé l'ennemi numéro 1 des USA se retrouve sans aucune couverture sociale, un échec surprenant de cette nation pour aider ses guerriers les plus expérimentés et qualifiés à réintégrer leur vie.
Aujourd’hui, le corps du tireur usé par 16 ans de missions, est rempli de tissu cicatriciel, d'arthrite, de tendinites, de lésions oculaires, et de disques soufflés.
Aujourd’hui, le corps du tireur usé par 16 ans de missions, est couvert de tissu cicatriciel, d'arthrite, de tendinites, de lésions oculaires, et de disques soufflés. Crédit Reuters
Il est l'homme qui a tué l'ennemi numéro 1 des USA. Un héros national anonyme, envers lequel l’Amérique devrait se sentir éternellement redevable. Et pourtant, Washington semble l’avoir déjà oublié. Aujourd'hui, ce membre de la Team 6 des Navy Seals, le commando qui a tué Oussama Ben Laden en mai 2011, se retrouve livré à lui-même, comme il le raconte dans un entretien à paraître sur le site internet du magazine américain Esquire.
Celui qui est venu à bout du chef d'Al-Qaida ne dévoile pas son identité. Il est âgé de 35 ans et a quitté la Team 6 des Navy Seals à l'issue de cette opération. Il est entré au service de la nation à 19 ans. Bilan : 16 ans dans l’armée. Il n'a aujourd'hui droit ni à la retraite, ni à l'assurance-maladie.

La raison ? Il a passé moins de 20 ans dans l'armée, et ne peut donc pas bénéficier d'une protection sociale à vie. Ce vétéran a connu plusieurs théâtres de guerre et a tué à lui seul une trentaine d'«ennemis combattants» - selon la terminologie officielle.
"C'est lui, boum, c'est fait"
La mission commence le 1er avril : un briefing. "Lors du briefing le premier jour, ils nous ont menti et ont été très vagues. Ils ont mentionné des câbles sous-marins et le tremblement de terre au Japon ou quelque chose du genre", raconte-t-il. Quelques jours plus tard, il connaît la véritable cible : Ben Laden et le Pakistan. S'ensuivent de nombreux briefings, notamment par l'agent de la CIA, "Maya", une femme "formidable", jouée par Jessica Chastain dans le film Zero Dark Thirty. Un film qu'il a vu et auquel il n'a trouvé que quelques défauts "mineurs".

S'ensuit une période d'entraînement, dans une réplique exacte de la résidence de Ben Laden construite en Caroline du Nord. Dans la nuit du 1er au 2 mai 2011, les choses s'enchaînent très vite. L'homme est le premier à entrer dans la chambre de Ben Laden, au troisième étage de sa maison d'Abbottabad, au Pakistan. L'opération est "loin d'être la plus dangereuse de sa carrière". Elle se déroule comme des centaines d'autres.

Ben Laden est dans le noir. Il ne voit rien. Lui, est équipé de lunettes de vision nocturne."Il y avait Ben Laden là, debout. Il avait ses mains sur les épaules d'une femme, la poussant devant, pas exactement vers moi mais dans la direction du vacarme du couloir. C'était sa plus jeune femme, Amal. C'était comme un instantané d'une cible d'entraînement. C'est lui, sans aucun doute. (...) C'est automatique, la mémoire musculaire. C'est lui, boum, c'est fait", se souvient-il.

Il tire deux balles, puis une autre, dans la tête de l'homme le plus recherché au monde. Il n'a de toute façon jamais été question de le faire prisonnier. Après les tirs, il constate : "Il était mort. Il ne bougeait pas. Sa langue pendait. Je l'ai vu prendre ses dernières inspirations, juste une respiration réflexe". Il se souvient avoir été "stupéfait" par la grande taille de Ben Laden.
Une nation peu reconnaissante
Aujourd’hui, le corps du tireur usé par 16 ans de missions, est rempli de tissu cicatriciel, d'arthrite, de tendinites, de lésions oculaires, et de disques soufflés. En rentrant au pays, il s’attend à trouver une nation reconnaissante. Barack Obama avait déclaré lors d’une journée des anciens combattants : "Celui qui se bat pour son pays ne devrait jamais avoir à se battre pour un emploi, un toit ou des soins quand ils rentrent chez lui.

C’est la désillusion. Pas de pension, pas de soins de santé, et aucune protection pour lui et sa famille.

Cet ancien combattant, un des plus décorés de notre époque termine sa carrière en éliminant l’ennemi numéro un des USA et n'a pas de piste d'atterrissage dans la vie civile. Il vit toujours avec sa femme, dont il est pourtant séparé après avoir longtemps passé plus de 300 jours par an en mission. Il est maintenant consultant, payé à la missi

"Les connaissances et la formation de ces gars-là valent pourtant des millions de dollars", affirme un mentor de Seals. La sécurité privée semble être le chemin le plus sûr pour retrouver un emploi alors que ces anciens soldats ne veulent plus porter d'arme pour un usage professionnel.

BRÉSIL - "Les Unis de la Bâche Noire ne font pas de la samba-fête mais de la samba-lutte" Entretien avec le sociologue et musicien Tiarajú Pablo D'Andrea

« Les Unis de la Bâche Noire » (1), école de samba qui a surgi en 2005 au sein du Mouvement des Travailleurs Sans Terre (MST), a pour objectifs principaux de contribuer à la formation politique de ses membres, de montrer qu’un modèle collectif de samba est possible, comme d’apporter beaucoup de plaisir à travers la samba. Nous avons conversé avec le sociologue et musicien Tiarajú Pablo D'Andrea, du secteur de la culture du MST et membre des « Unis de la Bâche Noire » à propos de la création de cette école, de son fonctionnement et du contrepoids qu’elle constitue face au carnaval commercialisé.
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Comment s’est créé l’école des « Unis de la Bâche Noire » ?
Elle a été fondée en 2005 par des militants d’unités productives nées de la lutte pour la terre dans l’État de São Paulo. L’idée principale était la formation et l’insertion de la jeunesse dans les activités du mouvement, tant par le biais de la musique que par la politisation qui peut en naître. São Paulo possède des unités productives dans des zones de transition entre l’urbain et le rural. Beaucoup des producteurs ruraux de ces unités avaient des expériences de vie en périphérie urbaine, où la samba traditionnelle de Bahía, la samba frappée à la paume et les groupes de percussion inspirés de la samba (« batucadas ») ont une forte présence.
Par ailleurs une caractéristique de la samba de São Paulo est d’avoir été historiquement pratiquée dans l’intérieur de l’État et souvent en milieu rural. Que ce soit à la campagne ou à la ville, cette expression culturelle a toujours représenté les classes subalternes, les travailleurs, les pauvres. De sorte que chanter la samba c’est affirmer l’identité de classe, en même temps qu’elle évoque une racine culturelle dans l’histoire sociale et dans l’histoire individuelle. La création d’ »Unis de la Bâche noire » a pris en compte tous ces éléments.
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Qui fait partie de l’école ?

La majeure partie de l’école est formée par des membres des unités productives agricoles du grand São Paulo. En font également partie des représentants du Movimento Passe Livre ou du groupe artistique Dolores Boca Aberta, des compagnons de l’usine Flaskô et des travailleurs d’un peu partout, non organisés mais qui ont vu dans les « Unis » un espace de formation, d’amusement et qui se politisent à travers le processus. Les « Unis » font partie du MST, mais rassemblent des collectifs et des travailleurs non organisés. Je crois que cette diversité est sa majeure richesse et une des raisons qui insufflent sa vie à ce processus.
Combien de personnes participent-elles aujourd’hui à l’école ?

Au total nous avons trente-cinq rythmistes qui jouent des percussions dans la « batucada », et qui sont le noyau du processus. Il y a aussi des collaborateurs, ceux qui garantissent l’infrastructure, ceux qui travaillent avec les enfants, entre autres fonctions. Nous pouvons dire que le processus engage environ soixante personnes.
Pourquoi les « unis » se considèrent-ils comme une école de samba et non comme un groupe de carnaval, par exemple ?

À l’origine, une école de samba est un local où on enseigne la samba. Telle est l’acception la plus originale du terme. Avec le temps, cette définition a changé et signifie un local de luxe, avec beaucoup d’argent et de professionalisation. Peut-être cette acception est-elle hégémonique aujourd’hui. Pour s’identifier comme quelque chose de plus spontané, de pauvre et dont l’objectif est le pur et simple amusement, plusieurs groupes du carnaval se dénomment « blocs », souvent par opposition à cette idée d’école de samba.
Les « Unis de la Bâche noire » veulent contester ce concept. C’est pourquoi elle s’appelle école de samba : parce qu’elle fait une formation sur la samba, tant musicalement que théoriquement. D’autre part, c’est une école parce qu’elle pense et réalise une formation politique, une formation artistique et une formation humaine. Tels sont ses présupposés.
Comment les Unis font-ils la critique sociale à travers le carnaval ?

Historiquement, le carnaval est un moment de renversement de l’ordre. Penser la possibilité de la différence est déjà quelque chose de provocateur pour tout ordre établi. Au carnaval les gens occupent la rue en chantant, joyeusement.
Dans un pays comme le Brésil avec une histoire esclavocrate, dictatoriale et ségrégationniste, occuper les rues est une transgression et l’être joyeux est une transgression. Donc nous avons déjà les éléments d’inversion de l’ordre et de provocation. Cependant le caractère spontanéiste qui consiste à descendre dans la rue sans organicité, ne configure pas à lui seul une possibilité de transformer les structures. Comment élaborer une critique au moyen de la structure carnavalesque sans tuer le caractère ludique propre au carnaval ?
Les « Unis » s’attaquent à la question et tentent d’allier deux choses. Si nous retournons au chansonnier de la « samba-enredo », il est clair que toutes les thématiques ont déjà été abordées par les écoles de samba. Il y a des chansons conservatrices, de droite, commercialisées, etc. C’est clair. Mais quand on examine l’histoire de ce genre on voit qu’elle a été forgée par les sambas critiques, les sambas de célébration et parfois même romantiques. Telle est la matrice des « Unis de la bâche noire » et nos sambas le reflètent aussi.
D’autres matrices musicales évidentes des « Unis de la bâche noire » sont la samba rurale de São Paulo, d’une plus grande force rythmique et de manière surprenante, le rap, dont l’influence provient du succès qu’il a dans la jeunesse des unités productives et par la forme directe d’énoncer une critique qui a trouvé dans l’école une terrain fertile d’expression. C’est pour ces raisons entre autres que les « Unis » ont un jour déclaré qu’ils ne font pas de la samba-fête mais de la samba-lutte. En d’autres termes la samba n’est pas un simple passe-temps ou un objet de contemplation destiné à la consommation artistique de la bourgeoisie, mais, pour les « unis », un engagement. C’est un amusement qui vise l’émancipation humaine, la politisation et le renforcement des relations inter-personnelles.
Ce qui ne veut pas dire que les « Unis » soient contre les groupes de carnaval, les satires, les marches musicales etc… Bien au contraire les « Unis » appuient toutes ces expressions. Cependant, par le fait de s’organiser au sein d’un mouvement social, par les caractéristiques militantes de ses participants, par les conditionnements historiques et à travers certaines écoles conscientes, nous avons préféré développer une position de lutte et tel est notre présupposé. Ce qui n’empêche pas la joie et le bonheur.
Comment l’école se prépare-t-elle pour le carnaval ?

Dans les écoles de samba traditionnelles, le thème est choisi par une direction du carnaval et souvent sous l’influence des exigences des sponsors. La coordination du carnaval élabore un synopsis distribué aux compositeurs qui créent leurs chansons (« sambas-enredos ») à partir des informations fournies. La « samba-enredo » du défilé est choisie au sein de l’école de samba à travers des èpreuves éliminatoires, où plusieurs sambas concourent de manière interne jusqu’à ce qu’émerge un vainqueur à travers le vote des jurés choisis par l’école.
C’est avec le thème choisi qu’ont lieu des répétitions jusqu’au carnaval. Beaucoup de ceux qui participent au jour le jour dans ces écoles n’apprennent pas la totalité du processus du défilé, ni la création artistique qui s’y reflète. Ce processus d’aliénation est plus aigu dans les cas de ceux qui veulent seulement s’amuser le jour du carnaval et vont à l’école pour acheter leur déguisement. Il n’existe aucune connaissance du processus, qui est totalement aliéné par les grands compagnies qui défilent au sein d’une école de samba.
Les « Unis » ont observé ce processus et ont décidé de faire autrement. Les trois présupposés formatifs sont : la formation politique, la formation musicale et la formation poétique. Les trois formations s’imbriquent durant tout le processus qui commence entre les mois de septembre et de novembre et va jusqu’au carnaval.
Le thème est choisi à travers des débats au sein du collectif, qui sélectionne un élément parmi les lignes politiques du Mouvement des Sans Terre. Le thème choisi, on pense à de possibles conseillers qui pourront mener des discussions avec le collectif et avec toute personne qui souhaite participer, sur le thème choisi. Ce sont les formations politiques.
Il se peut que les participants du collectif prennent note des parties les plus importantes des paroles du conseiller. Ces notes peuvent être reprises sous une forme versifiée ou en prose. Pour que ces notes acquièrent une richesse poétique, on organise – de manière concomitante avec ces formations politiques – des débats avec des paroliers de « samba-enredo », où sont discutés les thèmes, la métrique, les rimes, les contenus et d’autres éléments de poésie. C’est la formation poétique.
Au terme des formations, on discute collectivement de quels vers seront utilisés. Finalement un collectif plus réduit, composé de musiciens mais pas seulement, apporte la dernière touche musicale, mélodique, poétique et harmonique à l’oeuvre. Et voilà notre « samba-enredo » prête : sans auteur, car tous ont participé à sa fabrication.
Après cette préparation de la chanson de la « samba-enredo », on passe aux répétitions avec les percusssions (batucada). Divers arrangements de percussion sont pensés selon le matériel mélodique et poétique qu’offre la « samba-enredo ». On invente des temps d’arrêts, des déclamations, des pas, tout cet univers délicieux que peuvent offrir les percussions d’une « batucada » dans une école de samba. C’est la formation musicale. Tout ce processus vise à garantir que celui qui participe au défilé intègre le concept de ce qui est chanté, montré et joué. On cherche, en d’autres mots, à en finir avec l’aliénation du membre de l’école de samba.
Pourquoi les « Unis » ne participent pas aux concours ou aux tournois des écoles de samba ?
Quel sens cela aurait-il d’entrer dans un tournoi d’écoles de samba ? Recevoir de l’argent public ? S’inscrire dans une compétition ? Injecter au sein de l’école de samba les valeurs productivistes basés sur l’efficacité et le productivité, avec l’objectif de dépasser l’école concurrente, qui fait la même samba que ton école ? Ce n’est pas l’objectif des « Unis ». Notre principe n’est pas la compétition, mais la coopération.
Les « Unis » sont une des principales articulations d’un mouvement naissant et prometteur d’organisations qui parient sur un carnaval populaire, de lutte et contre-hégémonique.
De ce processus font partie le « Cordão Carnavalesco Boca de Serebesqué », le « Bloco Unidos da Madrugada », le « Bloco Saci do Bixiga » et le « Bloco da Abolição ». Tous ensemble ils se sont dénominés “batucada du peuple brésilien”.
Chacun possède une spécificité, une manière de faire et de penser le carnaval. Les uns plus satiriques, les autres plus bohèmes, d’autres radicalement critiques, mais tous ont dans la tête un carnaval qui accompagne les luttes populaires. Ceci dit, plus il y aura de batucadas au Brésil, mieux ce sera. Ce seront plus de personnes voulant découvrir le monde la samba, creusant dans l’histoire et dans la tradition de lutte de notre peuple, menant le combat idéologique contre les formes pasteurisées de production artistique et largement disséminées par l’industrie culturelle. Donc pourquoi devrions-nous mettre en compétition toutes ces « batucadas » ?
Est-il possible de penser l’art, dans le cas de la samba, comme une forme de lutte politique ?

Dans toute son histoire, l’école des « Unis de la bâche noire » s’est composée de sambistes-militants
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ou de militants-sambistes, comme on voudra les appeler. Ce sont des personnes disposées à faire un saut de politisation par-delà l’expression de résistance que la samba représente déjà en soi. En découle une autre maxime des « Unis de la Bâche Noire » : « la lutte fait la samba, la samba fait la lutte ».
Une « batucada » est un excellent instrument pour les actions politiques telles que les manifestations ou les occupations. Depuis toujours, chanter et faire collectivement de la musique font partie des rituels guerriers et préparent l’âme et le coeur aux actions. C’est une mystique qui élève le moral des troupes, en plus de mener la lutte idéologique et de proposer de nouvelles formes esthétiques.
Organiser une « batucada », en soi, c’est organiser le peuple. La « batucada » possède des éléments internes et organisationnels qui s’entrelacent avec une dynamique propre d’organisation du mouvement social.
Pour que trente-cinq personnes jouent ensemble des instruments de percussion, il est nécessaire d’établir une relation entre individu et totalité. L’individu est responsable de son instrument. Lui seul joue, lui seul exécute et cela implique une particularité. Mais cette subjectivité doit prendre en compte le collectif, et jouer en prenant en compte ce que font les autres instrumentistes, pour que la masse sonore adopte un sens en commun
Si chacun joue son instrument sans se préoccuper des autres, nous pouvons produire quelque chose de très bruyant mais nous n’aurons pas de batucada. Cette organisation à l’origine musicale possède d’évidents présupposés politiques.
Quelle discussion a-t-elle lieu au sein des « Unis » à propos du carnaval commercialisé ?
Les « Unis » ne veulent pas renforcer l’esthétique bourgeoise dominante. Penser un carnaval en termes de luxe et de richesse serait travailler gratuitement pour l’ennemi. Dans une bonne mesure les écoles de samba actuelles reproduisent ces modèles, et les « Unis » s’opposent à la commercialisation, à la privatisation, à la financiarisation et à l’industrialisation du carnaval.
Cela dit, une école de samba est quelque chose de bien plus complexe que ce qu’on pourrait supposer.
De nombreux secteurs progressistes de la société font une critique bête et pleine de préjugés des écoles de samba, avec des phrases telles que : « La commercialisation, ça ne marche pas ! » Et certes, les grandes écoles de samba se sont commercialisées. Mais à l’intérieur des écoles de samba, se nouent des processus très intéressants et variés que cette critique préconçue ne veut pas voir.
Il existe des communautés actives, des personnes qui se forment avec des valeurs déterminées, la défense d’une ancestralité africaine, l’affirmation de la samba, tout cela offre un spectacle artistique d’un très haut degré de création, et chaque année surgissent des sambas porteuses d’une critique sociale intelligente qui peut servir de matériel d’agitation et de propagande pour n’importe quelle organisation politique. Ce sont ces enseignements qui s’acquièrent dans les écoles de samba.
Aux « Unis » nous entretenons une relation de profond respect et d’admiration pour toutes les écoles de samba, ces véritables patrimoines de la culture brésilienne, mais nous ne sommes pas d’accord avec la direction que prennent les défilés aujourd’hui.
Note : La « bâche noire » évoque les toits de plastique sous lesquels des dizaines de milliers de travailleurs ruraux ont vécu ou vivent encore au fil des occupations de terre dans un Brésil où la réforme agraire est pratiquement arrêtée malgré l’arrivée au pouvoir de Dilma Roussef.