vendredi 8 février 2013

Pouvoirs populaires latino-américains : pistes stratégiques et expériences récentes


Texte introductif de Franck Gaudichaud à l’ouvrage collectif « Amériques latines. Émancipations en construction » que viennent de publier les éditions Syllepse, en partenariat avec l’association France Amérique Latine
« Émancipation » (du latin emancipatio, -onis) : Action de s'affranchir d'un lien, d'une entrave, d'un état de dépendance, d'une domination, d'un préjugé


Indiens en marche, Equateur, 2010
Le laboratoire latino-américain1
Depuis maintenant plus d’une décennie, l’Amérique latine apparaît comme une « zone de tempêtes » du système-monde capitaliste. La région a connu d'importantes mobilisations collectives et luttes sociales contre les ravages du néolibéralisme et ses représentants économiques ou politiques, contre l’impérialisme également; des dynamiques protestataires qui ont abouti dans certains cas à la démission ou la destitution de gouvernements considérés comme illégitimes, corrompus, répressifs et au service d’intérêts étrangers à la souveraineté populaire. Le changement des rapports de force régionaux, dans l'arrière-cour des États-Unis, s'est aussi traduit sur le plan politique et institutionnel par ce qui a été qualifié par de nombreux observateurs de « tournant à gauche »2 (Gaudichaud, 2012), ainsi que, dans certains cas, par une décomposition du système des partis traditionnels :
« Au début des années 90, la gauche latino-américaine était à l’agonie. La social-démocratie se ralliait au néo-libéralisme le plus débridé. Seuls quelques embryons de guérillas et le régime cubain survivant à la chute de l’URSS, par une période de pénurie appelée « période spéciale », refusaient la « fin de l’Histoire » chère à Francis Fukuyama. Après avoir été le laboratoire de l’expérimentation du néolibéralisme, l’Amérique latine est devenue, depuis le début des années 2000, le laboratoire de la contestation du néolibéralisme. Des oppositions ont surgi en Amérique latine de manières diverses et désordonnées : des révoltes comme le Caracazo vénézuélien réprimé dans le sang (1989)3 ou le zapatisme mexicain, des luttes victorieuses contre des tentatives de privatisations comme les guerres de l’eau et du gaz en Bolivie ou encore des mobilisations paysannes massives comme celles des cocaleros boliviens et des sans-terres brésiliens. Entre 2000 et 2005, six présidents sont renversés par des mouvements venus de la rue, principalement dans sa zone andine : au Pérou en 2000 ; en Équateur en 2000 et 2005 ; en Bolivie, suite à la guerre du gaz en 2003 et en 2005 et enfin une succession de cinq présidents en deux semaines en Argentine lors de la crise de décembre 2001. À partir de 1999, des gouvernements se revendiquant de ces résistances se constituent. En un peu plus d’une décennie, plus de dix pays basculent à gauche s’ajoutant à Cuba où les frères Castro sont toujours au pouvoir. Portés par ces mouvements sociaux puissants, de nouveaux gouvernants de gauche aux trajectoires atypiques s’installent au pouvoir : un militaire putschiste au Venezuela, un militant ouvrier au Brésil, un syndicaliste cultivateur de coca en Bolivie, un économiste hostile à la dollarisation en Équateur, un prêtre issu de la théologie de la Libération au Paraguay…» (Posado, 2012).
Tarsila do Amaral, Ouvriers, Huile sur toile,150cm x 205cm, 1933. S. Paulo
Même si le thème du « socialisme du 21e siècle » est revendiqué par des leaders comme Hugo Chávez, la région n'a pas pour autant connu d'expérience révolutionnaire au sens d'une rupture avec les structures sociales du capitalisme périphérique, comme ce fut le cas lors de la révolution sandiniste au Nicaragua, avec le castrisme à Cuba ou -dans une certaine mesure- durant le processus de pouvoir populaire pendant le gouvernement Allende au Chili. Pourtant, dans un contexte mondial difficile, marqué par la fragilité relative des expériences progressistes ou émancipatrices, les organisations sociales et populaires latino-américaines ont su trouver les moyens de passer de la défensive à l’offensive, bien que pas toujours de manière coordonnée. En écho aux revendications de celles et ceux « d’en bas » et/ou au début de crise d’hégémonie du néolibéralisme, quelques gouvernements mènent des politiques aux accents anti-impérialistes et des réformes de grande envergure, notamment en Bolivie, en Équateur et au Venezuela. Plutôt qu’un affrontement avec la logique infernale du capital, ces derniers s'orientent vers des modèles nationaux-populaires et de transition post-néolibérale, de retour de l’État, de sa souveraineté sur certaines ressources stratégiques, avec parfois des nationalisations et des politiques sociales de redistribution de la rente en direction des classes populaires, mais tout en maintenant des accords avec les multinationales et les élites locales (ALAI, 2012). C’est aussi dans ces trois pays que se sont déroulées les plus importantes avancées démocratiques sur le plan constitutionnel de cette décennie, grâce à des assemblées constituantes novatrices; un contexte qui offre de nouveaux espaces politiques et une marge de manœuvre accrue pour l’expression et la participation des citoyens. Le « progressisme gouvernemental » revêt aussi parfois les habits d’un social-libéralisme sui generis, particulièrement au Brésil (et de manière différenciée en Argentine), combinant une politique volontariste et des transferts de revenus conditionnés destinés au plus appauvris à d’amples faveurs aux élites financières et à l’agrobusiness. Selon l’économiste Remy Herrera :
« L’intelligence politique du président Lula tient en ce qu’il a résolu un dilemme, tout à fait insoluble pour ses prédécesseurs de droite, dans leur recherche d’un néolibéralisme « parfait » : celui d’approfondir la logique de soumission de l’économie nationale à la finance globalisée, tout en élargissant l’assise électorale au sein des fractions défavorisées des classes exploitées contre lesquelles cette stratégie est pourtant dirigée. L’une des explications réside sans doute dans le mode de gestion de la pauvreté adoptée par l’État : changer la vie des plus miséreux, concrètement, grâce à un revenu minimal, sans toucher aux causes déterminantes de leur misère » (Herrera, 2011).
Dans d’autres pays, les mouvements populaires doivent toujours faire face à des régimes conservateurs et ouvertement répressifs, au terrorisme d’État, aux mafias ou au paramilitarisme, comme c’est le cas dans de grands pays comme la Colombieet le Mexique ou encore au Paraguay (depuis le coup d’État « légal » de juin 2012) et au Honduras (depuis le coup d’État de 2009)4. En pleine crise internationale du capitalisme, la région montre néanmoins des taux de croissance du Produit intérieur brut étonnants (et de plus sur une période longue), qui n'ont pas manqué de susciter l’admiration de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, mais une « croissance » inégale, essentiellement basée sur une vision neodeveloppementiste, maintenant ou renouvelant le saccage des ressources naturelles, l’extraction de commodities (pétrole, gaz, minerais, etc...) et une forte dépendance à l’égard du marché mondial, par une stratégie « d’accumulation par dépossession » (selon les termes de David Harvey) extrêmement coûteuse sur le plan social et environnemental. Cette stratégie « extractiviste », désormais partagée par l’ensemble des gouvernements de la région, est l’une des principales tensions de la période (Svampa, 2011):
« Au niveau économique, ce modèle, orienté essentiellement vers l’exportation, est accusé d’induire un gaspillage de richesses naturelles largement non renouvelables. Il engendre une dépendance technologique vis-à-vis des firmes multinationales et une dépendance économique vis-à-vis des fluctuations des cours mondiaux des matières premières. Si les prix élevés de ces dernières dans la conjoncture actuelle ont permis aux pays d’Amérique latine de surmonter la crise après 2008, la reprimarisation des économies, c’est-à-dire l’incitation à se retourner vers la production de matières premières non transformées, les rend très vulnérables à un éventuel retournement des marchés. Dans un contexte de mondialisation économique, ce modèle renforce aussi une division internationale du travail asymétrique entre les pays du Nord, qui préservent localement leurs ressources naturelles, et ceux du Sud.
Sur le plan environnemental, les mines à ciel ouvert, la surexploitation de gisements à faible concentration, l’agrobusiness ou encore l’extraction d’hydrocarbures impliquent le rejet de métaux lourds dans l’environnement, la pollution des sols et des nappes phréatiques, la déforestation et la destruction des paysages, des écosystèmes et de la biodiversité. [...] Cette situation crée – presque mécaniquement – les conditions d’une intensification des conflits sociaux. Pour les gouvernements, cependant, la marge de manœuvre est étroite : d’une part, ces économies sont largement fondées sur l’exportation de matières premières et, de l’autre, les gauches récemment arrivées au pouvoir ont besoin pour se maintenir de résultats tangibles à courte échéance en termes de redistribution et de développement social » (Duval, 2011).
Cependant, si l'on compare l'état actuel du continent avec la période des années 70-90, de nombreuses évolutions sociopolitiques sautent aux yeux. Car il faudrait rappeler brièvement « d’où vient » le sous-continent. Après les années 80, les années de la décennie « volée » (plutôt que « perdue »), années de l’explosion d’une dette extérieure souvent illégitime, les années 90 ont été celles des applications sauvages des préceptes du FMI, des ajustements structurels, de la continuation des politiques du consensus de Washington, des dérégulations et des privatisations au nom d’une supposée efficacité économique, aboutissant à la destruction de secteurs entiers des services publics et à une marchandisation des champs sociaux d'une ampleur inégalée. L’Amérique latine a vraiment subi de plein fouet le « néolibéralisme de guerre » (pour reprendre l'expression du sociologue mexicain Pablo González Casanova), son hégémonie puis sa crise, en particulier en Amérique du sud, bien que ce dernier persiste -et se renforce même- dans d'autres pays : au Mexique, en Colombie et dans une partie de l'Amérique centrale. Ces périodes ont souvent succédé à des longues dictatures. Le Chili incarne encore ce capitalisme du désastre des Chicago-boys et de la doctrine du « choc néolibéral »5. Produit des défaites des gauches, de la répression du mouvement ouvrier et de l’imposition de ce nouveau modèle d’accumulation, le sous-continent est le plus inégalitaire de la planète : la région des inégalités sociales, territoriales et raciales. Ceci, malgré une légère amélioration sur ce plan, comme sur celui -de manière plus nette-de la pauvreté (en Colombie, contre-exemple, les inégalités ont continué a augmenter) (Gaudichaud, 2012)6.
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Franck Gaudichaud (coord.), Amériques latines. Emancipations en construction, Paris, Syllepse, collection "Les cahiers de l'émancipation", Paris, 2013 (en partenariat avec France Amérique Latine). 
Pages : 130 pages. Format : 115 x 190. ISBN : 9782849503621
Prix : 8€ + 1.80€ de frais de port par livre
A commander par courriel : falnationale@franceameriquelatine.fr

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