mardi 7 octobre 2014

Mexique-"Y el señor andaba bailando": la nuit d'Iguala

Español México – "Y el señor andaba bailando": la noche de Iguala

 par Fausto Giudice, 7/10/2014
Un maire mafieux, complice d'un gouverneur d'État mafieux, couvert par un Président mafieux, donne l'ordre à ses hommes de tuer puis va danser, pendant que les tueurs agissent dans la nuit, tuant, blessant, kidnappant des jeunes étudiants en lutte, mais aussi des passants, des footballeurs, des passagers de taxi, bref tout ce se trouve sur le parcours de leurs projectiles. Bilan provisoire de l'horreur qui vient d'ensanglanter la ville d'Iguala de la Independencia : 49 morts, 17 blessés, 22 policiers municipaux détenus, un maire en fuite, recherché par Interpol, et un pays tétanisé par ce nouvel épisode la chronique noire d'une plongée dans l'abîme. Retour sur les événements de la nuit d'Iguala.

D'abord un peu d'histoire et de géographie.

Les scènes se passent dans l'État du Guerrero, dans le sud du Mexique, nommé d'après Vicente Guerrero, le 2ème président éphémère (8 mois) du Mexique indépendant au destin tragique : venu au pouvoir par un coup d'État, il fut destitué par un autre coup d'État et capturé puis fusillé par un acte de traîtrise (une invitation à déjeuner) préfigurant un acte similaire qui provoquera la mort, presque un siècle plus tard, d'Emiliano Zapata. Le Guerrero, connu à l'étranger, pour son haut lieu de cauchemar climatisé touristique d'Acapulco –une Babylone du Pacifique – est à l'image du reste du Mexique : livré à la prédation sauvage de la part d'un conglomérat de groupes criminels –narco-gangs, partis politiques, policiers pourris, bureaucrates corrompus, entrepreneurs mafieux, élus par achat de votes - collaborant tous entre eux. Ce pauvre Mexique, "si loin de Dieu et si proche des USA", est aujourd'hui réduit à l'état d'une Colombie, où les frontières entre "politique" et "parapolitique" (terme colombien désignant les représentants parlementaires des groupes paramilitaires auxquels l'armée et la police sous-traitent le "sale travail") se sont effacées, connaît une très forte conflictualité sociale. Les conflits qu'il vit portent sur des thèmes universels : la terre, l'eau, l'éducation, la santé, bref la défense des communs contre la prédation qui, au nom du marché, détruit le cadre de vie et les conditions mêmes de survie de la population. Une des batailles les plus spectaculaires qui se livre depuis des années concerne l'éducation. Dans ce domaine comme dans d'autres (la structure agraire) les régimes qui se sont succédé au Mexique depuis 20 ans ont tous poursuivi le plan visant à démanteler les acquis de la Révolution mexicaine de 1910, autrement dit l'éducation libre et gratuite pour tous. 

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Une des structures les plus importantes issues de la Révolution sont les écoles normales rurales, qui forment les instituteurs ruraux, généralement eux-mêmes issus de milieux paysans et indiens (les Mexicains disent "indigènes"). Vivant en internat, les normaliens alternent formation théorique et pratique, passant la quatrième année de leur cursus comme instituteurs-stagiaires dans une école primaire rurale. Le gouvernement d'Enrique Peña Nieto veut tout simplement les liquider comme "résidu anachronique", arguant que, désormais, on n'en a plus besoin.
Cela entraînerait tout bonnement la disparition de l'école de base dans toutes les zones rurales abandonnées par l'État. Les normaliens font donc de la résistance depuis plusieurs années, payant un lourd tribut : 2200 d'entre eux ont été arrêtés depuis 2000.
http://normalesruralesenreexistencia.files.wordpress.com/2013/11/img_1933.jpg Les luttes des normaliens sont des luttes de survie, donc violentes. Les lieux et objets emblématiques de ces luttes sont les autobus, les péages d'autoroutes et les boîtes en fer blanc. Explications : les normaliens ont en permanence la fringale et le ventre vide, vu que le gouvernement leur coupe les vivres. Ils sont obligés de financer eux-mêmes leurs déplacements entre les écoles où ils sont internés, leur lieu d'origine et les localités où ils font leurs stages. Ils récupèrent donc des autobus privés ou publics, occupent – "libèrent" - des péages d'autoroutes, dont ils demandent aux préposés de dégager et démontent les caméras de surveillance et organisent des "coperachas", des collectes d'argent, parfois un peu trop insistantes, ce qui déclenche parfois des bagarres généralisées, par exemple avec les chauffeurs de taxis collectifs, de bus ou de camions qui s'insurgent contre ce "racket". Les malheureux chauffeurs ont des circonstances atténuantes: ils sont déjà soumis aux exigences de "mordida" (orig. morsure), le bakchich traditionnel prélevé sous tout prétexte par les policiers, et au racket des gangs criminels. Mais le plupart des gens sollicités acceptent sans problèmes de mettre un petit billet dans les boîtes de conserves tendues par les normaliens en lutte, qui pourraient être leurs enfants ou leurs petits frères.


Venons-en à Iguala de la Independencia. C'est une ville de 120 000 habitants, à mi-chemin de Mexico et d'Acapulco. Elle est entrée dans l'histoire puisque c'est là que fut signé et proclamé le Plan d'Iguala, déclaration d'indépendance du Mexique, fruit d'un accord entre Iturbide, le monarchiste qui se voulait empereur et Guerrero, le libéral, républicain et franc-maçon. Et c'est à Iguala, en ce même jour historique du 24 février 1821, que le tailleur et coiffeur José Magdaleno Ocampo inventa le drapeau mexicain. Jamais depuis la conquête espagnole Iguala n'avait si peu mérité son nom originel en langue nahuatl (la langue des Aztèques) de yohualcehuatl, qui signifie "là où la nuit apporte la sérénité".
Ce qu'a apporté la nuit du vendredi 26 au samedi 27 septembre 2014 à Iguala, a été tout le contraire de la sérénité. Dans l'après-midi, les normaliens en lutte de l'École normale rurale Raúl Isidro Burgos d' Ayotzinapa, à 126 km de là, étaient arrivés en ville pour collecter de l'argent afin de financer leur déplacement collectif vers la capitale, pour y participer à la grande manifestation prévue le jeudi 2 octobre, en commémoration du massacre de Tlatelolco. Le 2 octobre 1968, plusieurs centaines d'étudiants en lutte de la capitale avaient été massacrés par des snipers des escadrons de la mort sur la Place des Trois-Cultures. Ce traumatisme n'a jamais été guéri, le crime étant resté impuni à ce jour, 46 ans plus tard. Symbole de la criminalité du pouvoir en place, Tlateloco déclenche une prise de conscience qui conduit certains militants étudiants à rejoindre la voie de la lutte armée, dans laquelle divers militants se sont engagés durant les années 1960. Parmi eux Lucio Cabañas et Genaro Vázquez, étudiants de cette même école d'Ayotzinapa. Lucio fonda le Parti des Pauvres et tomba au combat le 2 décembre 1974, âgé de 36 ans. Genaro, plus âgé que lui (il avait 7 ans de plus) et avec une déjà longue expérience de lutte syndicale, passa à la lutte armée en 1968, après avoir été libéré de prison par ses camarades, créant l'Asociación Cívica Nacional Revolucionaria (ACNR). Il est mort le 2 février 1972 à Morelia, dans des circonstances restées mystérieuses à ce jour : il semble qu'il ait été laissé mourir par les militaires qui avaient découvert son identité suite à un accident de voiture dans lequel il avait été gravement blessé.

Cabañas et Vázquez sont considérés comme des héros, au même titre que Che Guevara ou Emiliano Zapata, par les normaliens en lutte d 'aujourd'hui Ce vendredi-là, les normaliens se retrouvent en plein Iguala face aux policiers municipaux accompagnés de tueurs du gang criminel Guerreros Unidos, sous les yeux de militaires et de policiers fédéraux complices, qui laisseront faire. Les tueurs attaquent et tirent. Les normaliens se dispersent, les tueurs les poursuivent. Bilan de la nuit : 6 morts, 17 blessés graves et une soixantaine de normaliens disparus, c'est-à-dire kidnappés par les escadrons de la mort. La réaction de toute la société mexicaine est un mélange d'indignation et de résignation rageuse. Tout le monde se met à enquêter : la "justice" – le procureur ordonne l'arrestation de 22 policiers municipaux -, les citoyens, les médias. Quelques jours plus tard une douzaine de kidnappés réapparaissent, vivants. On vient de retrouver les corps des 43 autres, brûlés, dans 6 fosses communes.

Les travailleurs de l'Ecole normale d'Ayotzinapa exigent :
-le châtiment des assassins de normaliens
-la destitution des fonctionnaires complices
Ayotzinapa unie jamais ne sera vaincue

Entretemps, les normaliens ont participé activement et en masse au grand rassemblement du 2 octobre sur le Zócalo de Mexico en commémoration de Tlatelolco.
Zócalo, 2 octobre. Photos Argelia Zacatzi Pérezmezcali
Les normaliens exigent de revoir en vie leurs camarades disparus
Por mi raza hablará el espíritu (« pour ma race parlera l'esprit »), la devise de l'Université nationale autonome du Mexique forgée par l'écrivain José Vasconcelos qui en fut le recteur de 1920 à 1921. La « race » fait référence à la « race cosmique » décrite par Vasconcelos, celle issue, en Amérique latine, du métissage de deux cultures (européenne et amérindienne). Elle n'a rien à voir avec le "concept" européen de "race"

Pour demain mercredi 8 octobre, est prévue au même endroit une grande manifestation contre la boucherie d'Iguala, qui s'ajoute à la longue liste qui va de Tlateloclo à Acteal, en passant par Aguas Blancas en 1995 et le massacre d'étudiants dit du Jour de Corpus Christi, le 10 juin 1971, effectué par le groupe clandestin des Halcones, les "faucons" formés par la CIA, crime pour lequel le président d'alors, Luis Echeverría Álvarez, inculpé en 2005, a bénéficié d'un non-lieu pour "absences de preuves" en 2009. Faudra-t-il attendre l'an 2048 pour que des poursuites soient engagées contre le président Enrique Peña Nieto, auquel les deux premiers responsables du massacre d'Iguala sont étroitement liés ?

Ces deux hommes sont :
-        le maire d'Iguala, actuellement "en fuite" et recherché par Interpol : après avoir donné l'ordre à ses sbires de tirer sur les normaliens, dans la soirée, il est allé danser. "Y el señor andaba bailando", commentait une présentarice de télévision. L'homme a le profil classique du "parapolitique" mexicain du XXIème siècle. José Luis Abarca Velázquez  a commencé comme marchands de sombreros sur les marchés, puis s'est retrouvé à la tête de grands supermarchés et d'autres entreprises lucratives. L'explication du mystère de son enrichissement est simple : c'est un blanchisseur d'argent du crime organisé. Avec cet argent, il a pu s'acheter un poste de maire après s'être acheté une place au PRD, le parti de la "Révolution démocratique", qui mérite ses guillemets car il n'est qu'un PRI bis, c'est-à-dire, une machine mafieuse de pouvoir (remarque en passant : les 2 partis sont membres de l'Internationale socialiste, lisez ceci si vous cherchez encore de bonnes raisons de vous foutre en colère. Mais bon, l'IS a quand même attendu le 17 janvier 2011 pour exclure le RCD du dictateur tunisien ben Ali, trois jours après chute et sa fuite, et le 31 janvier 2011 pour exclure le PND de Moubarak, 12 jours avant la chute de celui-ci). Le PRD a bien sûr exclu Abarca de ses rangs…il y a deux jours, ce qui fait rire jaune les Mexicains. Je vous mets sa photo, au cas où vous le croiseriez, Interpol vous donnera une récompense. Sa page existe toujours sur Facebook, où son dernier post, en date du 29 septembre, souhaite un bon dimanche à ses administrés. Vous pouvez écrire à Mark Zuckerberg pour lui demander de supprimer cette page, puisque c'est celle d'un criminel recherché par Interpol…
-        Le gouverneur du Guerrero, Ángel Aguirre Rivero, lui aussi, bien sûr "militant" du PRD et élu en 2011. Lui aussi lié aux Guerreros Unidos, le gang local de narcotueurs  et a pratiqué les retours d'ascenseur avec Abarca, ce qui est normal puisqu'ils mangeaient au même râtelier. Voici deux photos du bonhomme: la première, photoshopée, de sa campagne électorale de 2011 et la seconde, qui le montre sous son vrai visage. Notez l'impudence du candidat, qui a carrément utilisé comme message de sa campagne le subliminal "Unidos transformaremos Guerrrero" (Unis nous transformerons Guerrero), qui évoquait immédiatement ses narcocriminels d'amis, protecteurs et financeurs, les Guerreros Unidos.
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