dimanche 13 mars 2016

Le curé aux deux bibles, l'âme damnée des Douze Salopards de Yarumal
Une histoire vraie colombienne

Yarumal, une municipalité des montagnes du nord du département d'Antioquia –capitale, Medellin -: c'est ici que, dans les années 1990, a sévi la bande des "Douze Apôtres" – il faudrait plutôt dire les "Douze salopards" –assassinant au moins 300 personnes dans le cadre d'une campagne de "nettoyage social". Au centre de cette bande, Santiago Uribe, un des frères d'Alvaro Uribe, qui allait être président de Colombie de 2002 à 2010 et est aujourd'hui sénateur. Une première enquête, ouverte en 1997, avait été close en 1999, pour "absence de preuves". Mais 15 ans plus tard, de nouvelles langues ont commencé à se délier. Un ancien maire a parlé. Un procureur a ouvert une enquête. Sept des 12 témoins à charge ont été assassinés. Et enfin, fin février Santiago Uribe a été arrêté et inculpé pour homicide aggravé et association de malfaiteurs. L'étau se resserre donc autour d'Alvaro Uribe, qui tonne et menace nommément les trois magistrats responsables de l'enquête sur les "Douze Apôtres": Eduardo Montealegre, Jorge Perdomo, et Carlos Iván Mejía. Des menaces à prendre au sérieux. En Colombie, les magistrats honnêtes risquent autant leur vie que les journalistes refusant de se laisser corrompre. Gonzalo Guillén, un journaliste d'investigation qui dut s'exiler sous la présidence d'Uribe pour échapper aux menaces de mort en rafales, nous raconte l'histoire de l'un des "Douze Apôtres", le curé Palacio Palacio-FG
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Il allait sur ses 60 ans quand il est arrivé dans la ville en  autobus, avec une valise de cuir qu'il a traîné jusqu'à la résidence paroissiale où il allait vivre. À  première vue il n'avait pas l'air d'un curé quelconque car, entre autres particularités, il avait deux bibles.
Vêtu de sa soutane noire, boutonnée de haut en bas et décolorée par l'usage et les ans, Gonzalo Javier Palacio Palacio venait servir d'assistant au prêtre principal de l'église de Las Mercedes la ville de Yarumal, dans le département colombien d'Antioquia. Le nouveau prêtre se rendit rapidement célèbre, car il enquêtait jusqu'au moindre détail sur chacun des péchés des paroissiens qui venaient lui demander le pardon dans le secret  de la confession.

"Une autre chose que je me rappelle de lui, c'est qu'il avait deux bibles: l'une, ordinaire, pour les messes et l'autre, qu'il emportait partout, dans laquelle il avait aménagé un trou entre les pages pour cacher un revolver Smith & Wesson, calibre 32 , à six coups, à  crosse noire », dit un vieux paysan qui venait souvent chercher la bénédiction du prêtre.

Dans les offices religieux, il tonnait en chaire,  brandissant la Bible pour dire la messe : "Dans cet évangile, nous voyons très clairement que le Christ nous donne à nous, ses apôtres le pouvoir de pardonner les péchés. Nulle part il ne dit que les chrétiens devraient demander pardon à Dieu directement. Non, ils doivent toujours nous le demander à nous, ses apôtres", selon ses propos rapportés par le vieux paysan.

 Il se souvient qu'il examinait soigneusement, comme aucun autre curé, chaque péché confessé pour en connaître le moindre détail. On pourrait dire qu'il autopsiait chaque péché pour vérifier par ses questions s'il s'agissait d'un crime secret. "Il ne lui suffisait pas de savoir qu'on avait menti, qu'on avait eu une mauvaise pensée, qu'on avait invoqué en vain le saint nom de Dieu ou qu' on avait convoité la femme du prochain. Non, il demandait de qui la femme du prochain était la fille, où elle avait étudié, quel était son nom, où elle habitait  et que faisait exactement ce prochain".
Une autre particularité du prêtre Palacio Palacio était que, en contraste avec ses interrogatoires poussés, il donnait des “pénitences très légères. Vous pouviez lui confesser, par exemple, vous être bagarré avec un voisin ou avoir volé une voiture. Alors  il  demandait, ça oui, tous les détails sur le voisin ou la voiture et, à la fin, il vous donnait la bénédiction et, au pire, il vous donnait comme pénitence un simple Notre Père ”.

En dépit de la série de questions exhaustives auxquelles il soumettait ses paroissiens, ceux-ci préféraient se confesser auprès de lui pour se voir récompensés par la simplicité de ses pénitences.

 Mais la prédilection pour ce petit père a commencé à diminuer chez les gens parce qu'il a pris l'habitude pernicieuse de demander à certains paroissiens les  photographies de personnes mentionnées dans les confessions et il laissait le pardon de Dieu en suspens jusqu'à ce que le pénitent ait exécuté l'ordre céleste donné à travers lui.

Puis l'apôtre du Christ a commencé à susciter des sentiments de peur dans une partie de la population qui a découvert que beaucoup de personnes sur lesquelles le prêtre avait posé des questions détaillées dans le confessionnal avaient été tuées plus tard par des bandes de pistoleros, la police nationale ou l'armée.

On en arriva à un moment où personne ne venait plus au confessionnal de Sa Révérence le Père Palacio Palacio et celui-ci, surpris par cette perte soudaine de foi, est descendu dans les rues et les bars de la ville pour enquêter parmi les fidèles sur la raison pour laquelle ils avaient décidé de l'éviter.

"Votre Révérence, une dame m'a dit que c'est parce que vous avez une très mauvaise haleine et que c'est pour ça que, maintenant, ils préfèrent se confesser au prêtre principal ou aller à Santa Rosa", se souvient lui avoir menti le vieux paysan quand il fut interpellé un matin par le prêtre.

Au milieu de la terreur semée dans la région pendant une longue période de meurtres croissants de personnes sur lesquelles Palacio Palacio avait posé des questions dans la confession, les membres de la police nationale de Yarumal ont commencé à attacher des cadavres au pare-chocs avant de la voiture de patrouille Nissan Patrol du détachement pour les exhiber en traversant lentement la ville.
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Santiago Uribe Vélez
On était en 1990. Il ne fallut pas beaucoup d'efforts aux habitants pour découvrir qu'un groupe de propriétaires fonciers et de commerçants de la ville, associés à la police nationale et à l'armée, commettaient des assassinats sélectifs, appelés «nettoyage social» sous la direction principale de l'éleveur Santiago Uribe Velez, frère du controversé  homme politique régional Alvaro Uribe Velez; tous deux étaient les fils du commerçant défunt, ancien associé de Pablo Escobar et trafiquant présumé de cocaïne Alberto Uribe Sierra, que l' influence de son fils Alvaro avait sauvé d'une demande d'extradition faite par le gouvernement US.
Avant de mettre en œuvre la stratégie visant à terroriser les gens en exhibant en public les corps des victimes des " Douze Apôtres", selon ce qui est indiqué dans le dossier d'enquête, Santiago Uribe a fait rénover  la voiture de patrouille du détachement, qui a été repeinte aux couleurs réglementaires, noir et blanc, qui distinguaient alors les véhicules de la police nationale.

Les victimes du «nettoyage social» étaient, en général, des toxicomanes, des prostituées, des homosexuels, des gauchistes, des étrangers, les travailleurs agricoles non-conformistes ayant dénoncé leurs employeurs à la justice, des protestants, des débiteurs défaillants, des voleurs, des athées, des suspects de fricotage avec la pègre guérilléra et, en général, toute personne contraire à la décence, à la moralité publique et aux saines coutumes chrétiennes.

 Sous le règne de la terreur, Yarumal est devenue, comme il est devenu habituel de le reconnaître, un havre exemplaire d'ordre, de paix et de sécurité dans la démocratie*.
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Les recherches silencieuses et prudentes que les gens commentaient clandestinement et discutaient à voix basse, ont permis d'établir que les assassins qui sévissaient dans la région étaient entraînés par des policiers et des militaires dans un secteur de la gigantesque hacienda La Carolina, propriété des frères Uribe Vélez, située entre Yarumal et Santa Rosa de Osos, dans le nord du département d' Antioquia. Le latifundium était principalement dédié à l'élevage de taureaux de combat.

La semaine dernière, avec un retard de 25 ans, Santiago Uribe Velez a été arrêté pour la formation de ce gang criminel dont les méfaits se montent à environ 300 homicides. Ce fut une action judiciaire inattendue qui avait toujours été empêchée par l'efficace pouvoir de sabotage qu'toujours eu sur cette affaire Alvaro Uribe Velez, président de la Colombie entre 2002 et 2010.
L'ancien président lui-même est impliqué dans le dossier d'enquête, composé d'environ treize mille pages, dont je garde une copie authentique dans un endroit sûr, à New York. Portant le numéro 8051 de l'Unité droits de l'homme et droit international humanitaire des services du procureur général de la Colombie, il contient des dénonciations abondantes, des rapports médico-légaux, les déclarations des témoins protégés, des enquêtes indépendantes, des accusations, des confessions de trafiquants de drogue, des concepts d'organisations internationales, des organigrammes, des expertises, des rapports officiels d'accusation de diverses autorités et des liens vers d'autres procédures pénales dans lesquelles, de la même manière, il y a beaucoup d'accusations directes contre Santiago et Alvaro Uribe Velez pour divers crimes contre l'humanité attribués aux "Douze apôtres", racine et fondation de ce qui, des années plus tard, serait la grande armée des cartels de la drogue, avec plus de 20.000 sicaires divisés en blocs régionaux de paramilitaires, connue sous le nom de Autodefensas Unidas de Colombia, AUC.

«À vrai dire, pour condamner Alvaro Uribe ce ne sont pas les preuves qui ont manqué, mais les couilles», a twitté l'avocate pénaliste de Bogotá Diana Muñoz.

L'un des massacres les plus horribles des "douze apôtres" a été celui de la famille Lopez, dans la zone rurale La Solita, dans la commune de Campamento, près de Yarumal, où ont été tués six paysans, dont deux fillettes de huit et onze ans, Yoli et Milena (voir photo). Un enfant de huit ans, Darwin (voir photo), fut épargné pour qu'il puisse raconter comment avait été commis le crime multiple et terroriser les gens par son récit. Ce garçon a sauvé un bébé des balles tirées de toutes parts par les assassins, mais n'a eu que des blessures mineures par des éclats d'une grenade  à fragmentation lancée par les tueurs.
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Le bataillon Bárbula de la IVème brigade de l'armée a participé au massacre, et les morts, y compris les deux fillettes, ont été présentés comme des combattants des FARC.
La famille Lopez avait appris que l'armée et "Les Douze Apôtres" avaient décidé de les tuer et pendant quelques mois elle passa les nuits à dormir cachée dans la montagne. Puis elle a abandonné sa parcelle et s'est cachée à Medellin et Anorí mais elle est revenue clandestinement pour régler des questions domestiques en suspens. Quand tout fut réglé, les Lopez s'apprêtaient à fuir au petit matin, pour une longue.

Mais, à partir de quelques confessions reçues au dépourvu de pénitents dans le confessionnal de la paroisse de Las Mercedes, à Yarumal, le prêtre Palacio Palacio a fait ses déductions et conclu que les Lopez étaient revenus à La Solita, a béni les pénitents et a passé l'information aux assassins, qui ont massacré la famille alors qu'elle venait de boire un pot de café cerrero** et se préparait à migrer à travers les montagnes pour une marche de plusieurs jours qu'elle était sur le point d'entreprendre aux premières lueurs du jour.

Vingt ans plus tard, Maria Eugenia Lopez, qui a perdu sa famille dans le massacre, savait que le prêtre Palaci Palacio faisait la messe dans l'église paroissiale de San Joaquin à Medellin, où l'Église catholique le cachait de la justice, et elle a décidé de le chercher. En entrant dans l'église, elle a reconnu la voix de l'apôtre qui retentissait entre les murs du lieu sacré, elle a attendu que la messe soit finie et lui a fait face.

- Vous avez tué ma famille, l'a apostrophé Maria Eugenia.
- Je ne sais pas de quoi vous parlez, a répondu le curé interloqué.
-Vous avez tué ma famille à La Solita, avec l'armée et" Les Douze Apôtres",  a crié à nouveau Maria Eugenia, le regardant dans les yeux.
-  Ce que vous voulez savoir, demandez-le au procureur, je suis innocent, a murmuré le prêtre haletant, proche de ses 80 ans.
- On vous a arrêté le 22 décembre 1995, et on a trouvé le pistolet que vous cachiez  dans une Bible, puis on  vous a remis en liberté, mais vous êtes un assassin, a dit Maria Eugenia avec un courage que jamais dans sa vie elle n'avait connu.
- Et est-ce que je ne peux pas avoir une arme à feu?, a répliqué le vieux prêtre.
D'une main tremblante, il a sorti de la poche de sa soutane un couteau dont il a déplié la lame astiquée et tranchante
- Et si j'ai un couteau, ça va dire que je vais vous tuer? a-t-il demandé, en faisant le geste de trancher la gorge de Maria Eugenia, qui a esquivé.
- Ce revolver, c'est le général Gustavo Pardo Ariza (destitué pour avoir facilité l'évasion de prison de Pablo Escobar en 1991) qui me l'a offert !
- Je ne vais pas vous pardonner, ni oublier ce que vous m'avez fait. Je veux juste savoir la vérité et obtenir justice, a lancé Maria Eugenia à   l'apôtre du Christ qui venait de célébrer une messe et de rater un coup de poignard.
NdT
*La politique de "sécurité démocratique" a été le nom donné à la stratégie de contre-insurrection adoptée sous la présidence d'Alvaro Uribe. Son bilan a été sanglant. Et pour l'instant impuni.
**Le café cerrero (sauvage) est le premier du matin, bouilli à la turque, fort, noir et sans sucre.

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